LA VIE EST UNE SITCOM

Finissons-en avec Loft Story. Douze exemplaires piteux de la piteuse humanité, enfermés dans leur bunker-avec-piscine-et-poulailler, nous regardent les observer durant quatre-vingt jours. Les professionnels de l’indignation-minute se lèchent les babines devant cet os à ronger : la télé-réalité. Et c’est l’amnésie collective qui reprend ses droits, comme toujours. Soudain, tout le monde se lamente : jamais la télé n’est tombée aussi bas. Ah ! bon. Serais-je donc le seul à me souvenir de Jacques Pradel et de sa pétainiste émission Témoin n°1 ? De l’ignoble Nuit des héros, de l’incommensurable Mystères, de Morandini, de Nagui et de son innommable N’oubliez pas votre brosse à dents ? Est-il plus digne de se rouler dans les ordures, de se ridiculiser devant un public haineux pour gagner un voyage au soleil, que de se retirer de la vie sociale pendant trois mois pour se voir offrir une maison ? Non, Loft Story n’est pas l’aboutissement pathétique de la lente décadence de cette belle invention que devait être la télévision. Non, la télévision n’a pas connu d’âge d’or. La télévision a connu Léon Zitrone, Guy Lux et Pierre Tchernia. Les vers étaient dans le fruit, dès le début. Des Jeux de vingt heures à Pyramide, du Schmilblik au Bigdil, d’Intervilles à Loft Story, je ne vois pas d’amélioration, mais je ne vois pas de décadence non plus.
Loft Story ne mérite pas ces tonnes d’articles mièvres, rédigés par des pisse-copies qui se font un devoir de donner leur avis sur tout, même sur le dérisoire. Loft Story n’a pas tenu ses promesses. Cette émission qui nous avait été présentée comme une aubaine pour nous autres, voyeurs maladifs que l’intimité d’autrui passionne, s’avère le lieu même de la frustration. Comment s’en étonner ? La télévision transforme le non-événement en spectacle, et le public crédule s’imagine que, durant les trois quarts d’heure que dure l’émission quotidienne, il a vu quelque chose. Que, durant quelques instants, il a partagé l’intimité des « lofteurs », ces humanoïdes étranges qui entrent dans la boîte à images tous les soirs à 19 heures. Ceux qui veulent en voir plus, qui s’imaginent qu’il y a encore autre chose à voir, s’abonnent au T.P.S. pour suivre, 22 heures sur 24, ces douze déchets de la civilisation qui s’ennuient cent mille fois plus qu’eux. Qu’est-ce qu’une journée dans le Loft ? De quatorze heures à seize heures et de vingt-deux heures à une heure du matin (c’est une moyenne), ils mangent. Le reste du temps, ils dorment, ils s’engueulent, ils font le ménage, ils s’embrassent et se caressent sans jamais, jamais aller plus loin. « La main dans le machin, le machin dans la main, mais jamais le machin dans le machin », comme dirait l’autre.
Les producteurs de l’émission n’ont pas besoin de rédiger des scénarios préalables pour que Loft Story soit à l’opposé de toute réalité. Loft Story, c’est le contraire du journal intime. Lorsque je lis le Journal de Nabe, celui de Léon Bloy, de Léautaud, de Renaud Camus, je sens la vie de l’écrivain qui gicle, hurle et jouit à chaque page. Lorsque je regarde Loft Story, les facéties cucul du Félicien cum cum ou les aguicheries glacées de l’Angela avide du David ne me font pas plus d’effet qu’une branlette au savon. Il y a plus de vie dans un bocal que dans le Loft, et pourtant il n’y a pas vingt-sept caméras et cinquante micros pour filmer vingt-deux heures sur vingt-quatre mon poisson rouge. Je n’ai pas de poisson rouge.
Je vois mal comment la réalité pourrait naître d’une situation de départ aussi absurde : douze crétins, six filles et six garçons, obligés de vivre trois mois dans un loft, sans disques et avec un seul livre (si seulement un jour quelqu’un avait l’intelligence d’emmener Bagatelles pour un massacre !), et de relever des défis aussi passionnants que : créer des numéros de cirque, danser le slow pendant une journée entière, ou simplement ne pas trancher la tête de ses colocataires avec le hachoir à viande… Il n’y a vraiment que Jean-Jacques Beineix pour croire à de telles conneries ! Mais qui croit encore à Jean-Jacques Beineix ?
Non, pour nous qui aimons la vie, la vraie, celle qui ne cesse de nous surprendre au coin de chaque rue, celle qui se renouvelle à chaque pas posé sur le sol, Loft Story n’existe pas. Nous n’avons pas besoin de défendre cette émission, ni de l’attaquer : elle ne nous atteint pas. Pourquoi passerais-je mon temps devant la télé alors qu’il suffit que je me promène dans la rue pour connaître quinze coups de foudre à la minute ? La vie nous sourit, chaque jour nous tend ses bras, on ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière de diamants et nous prenons notre destin en main. Nous sommes vivants. Les lofteurs sont morts.


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