Comment Bigorno m’a sauvé la vie

Bigorniens, bigorniennes,

Aussi étrange que cela puisse paraître, je n’ai pas toujours été comme ça. Quand j’étais jeune, je respirais sans m’en rendre compte. Je vivais sans même le savoir. Les choses étaient très simples, j’étais un beau jeune homme, au visage fin, aux membres souples et élégants, j’étais poli, m’effaçais toujours devant les dames, n’essayais jamais de regarder sous leurs jupes, rougissais légèrement lorsqu’elles me faisaient l’aumône d’un baiser sur la joue, détournais pudiquement les yeux lorsqu’en se penchant en avant, elles m’offraient le spectacle de leur corsage. J’avais une libido de poisson mort. À dix-huit ans, quand d’aucuns se perdent dans l’alcoolisme, je sombrais dans la sobriété. Je ne me connaissais aucun vice. À cette époque, je n’avais encore tué personne.
J’étais de gauche, je lisais Charlie Hebdo, trouvais la calvitie de Philippe Val très élégante, les bacchantes de Cavanna plutôt sexy. Je dessinais des « A » dans des ronds sur ma trousse au collège, écoutais Sex Pistols, mais j’allais voter car c’était mon devoir de citoyen. J’étais de toutes les manifs au lycée, j’essayais de crier plus fort que les autres, et le lendemain j’achetais le journal pour m’y voir en photo, en tête du cortège. J’étais gentil.
Ma vie allait se déroulant sans que j’y pense, et cela aurait pu continuer comme ça longtemps. Mais un jour, j’ai croisé un ange auréolé de lumière. Il se tenait debout sur une fontaine, face à la statue d’Ambroise-Paré, l’inventeur du lait U.H.T. Sans un geste, il m’exhorta à le rejoindre. Son œil bleu lavande était irrésistible : je lui tendis la main, il la prit et me hissa, avec lui, sur la fontaine. Et puis, plus rien. Tout ce dont je me souviens c’est qu’à mon réveil, j’étais dans mon lit, tenant entre mes mains tremblantes le numéro 0 de Bigorno.
À partir de ce jour, tout a basculé. Jusqu’à présent, j’étudiais pour avoir un emploi ; désormais je n’ai pas d’emploi, pour avoir le temps de me cultiver. Je n’éprouve plus que du mépris pour Philippe Val, qui s’est rasé le crâne parce que, dans sa mentalité de petit athée pourri, il ne supportait pas qu’on puisse croire qu’il portait la tonsure. Les moustaches de Cavanna ont désormais ce jaune des balais à chiottes trop longtemps plongés dans l’urine. Je n’aide les aveugles à traverser la rue que lorsqu’un poids lourd arrive à tombeaux ouverts, j’arrache les béquilles des hémiplégiques pour frapper les petites vieilles. Je vis, enfin.
Hier, la vue du sang me faisait tourner de l’œil ; aujourd’hui, je demande toujours aux femmes que je rencontre si elles sont en règles. Hier, je ne portais pas plainte quand un camarade me volait mes billes ; aujourd’hui, je dénonce souvent les enfants qui couchent avec des inconnus plus âgés qu’eux. Hier, je m’endormais chaque soir sans avoir baisé ; aujourd’hui, il m’arrive de m’endormir dans ma compagne d’un soir. Non, pas d’épuisement, d’ennui.
J’ai toujours vécu entouré d’amis : avec Bigorno, nous trinquons chaque soir à l’inimitié, à l’hypocrisie et à la trahison. Désormais, lorsqu’une main secourable est tendue vers moi, je lui brise l’auriculaire d’un coup sec. Je vous déteste bien cordialement, sans même vous connaître, et je vous crache à la gueule. En toute antipathie. J’ai trouvé la vertu dans le vice : pédophile, non ! pédophage, oui ! Les cuisses des enfants sont si douces à mon palais…
J’allais perdre mon identité dans l’amour d’autrui : Bigorno m’a rappelé violemment à moi-même. Mon seul amour est pour ma haine. Bigorno m’a sauvé la vie. À moins que ce ne soit Louis-Ferdinand Céline. Enfin, peu importe.

Je vous vomis. Crevez tous,


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