LA LITTERATURE C’EST FAIRE MOURIR DES GENS

Tous les personnages de fiction doivent mourir à la fin, mais il n’y aura jamais assez de romans pour les faire crever.

Je vous présente le héros de cette nouvelle. Tous ses amis le surnomment Xandre. Ils trouvent qu’Alex ça fait con, alors que Xandre c’est bien. Les copains d’Alexandre sont drôlement marrants : Alexandre ne les aime pas. Non. Il les déteste même. D’ailleurs il déteste l’humanité entière. Faut voir aussi que l’humanité entière elle s’en fout d’Alexandre - 35 ans - St Jean de Monts - chômeur - marié depuis deux ans. Il n’est pas célèbre, ne fait pas de politique, n’a jamais sauvé personne, n’a pas fait de grandes choses. Rien n’est perdu et il sourit en disant cela. Son téléphone portable l’interrompt dans sa rêverie. C’est sa femme au bout du non-fil. Elle est au travail et l’appelle tous les jours à la même heure pour savoir ce qu’il fait. Elle sait bien qu’il va lui répondre qu’il ne fait rien, alors elle va être triste et lui ne va rien dire car au fond il s’en fout. Chantal va raccrocher et prendre un café noir sans sucre. Chantal est la femme d’Alexandre. Elle est grande, brune, élancée. On dit qu’elle est belle. Les hommes aiment ses seins car ils sont gros. Alexandre n’aime pas les seins de Chantal.

Chantal est cadre dans un cabinet de conseil en marketing. Elle gagne 4 125 Euros net par mois. Elle vit avec Alexandre depuis 4 ans. Il flottait le jour du mariage. Le père d’Alexandre a dit : « Mariage pluvieux, mariage heureux » et tous les invités ont acquiescé. Alexandre sait très bien qu’il faut se méfier des vieux adages, surtout s’ils sont proférés par de vieux cons. Pendant la soirée qui a suivie la cérémonie religieuse Alexandre n’a pas dansé. Chantal a pleuré. Elle semblait si heureuse. La fête s’est terminée à 6 heures du matin. Les invités avaient beaucoup bu ; non par passion pour l’alcool mais par coutume, et par faiblesse aussi.

Alexandre attend que quelque chose lui arrive : rien n’est perdu. Il marche dans leur appartement. 85 m² avec vue sur la mer. Il regarde le ciel du plafond. Chantal doit rentrer à 18 heures. Le portable l’interrompt encore. Marie-Madeleine, la mère de Chantal, garde pour une semaine encore Chicken, le fidèle toutou de Chantal. Alexandre caresse souvent Chicken mais jamais devant Chantal : il trouve cela vulgaire. Quand Chicken mourra ils feront un enfant. Pour l’instant Chantal privilégie sa carrière professionnelle. Elle est encore jeune et ses gros seins plaisent bien à son patron Laurent, qui exige que l’on le tutoie. Il a 42 ans, est très élégant : Alexandre le déteste.

Laurent est passionné de cinéma français. Les femmes rient de ses commentaires ironiques et enflammés sur les films de Claude Lelouch. Alexandre ne connaît pas bien l’œuvre cinématographique de Lelouch mais il défend le réalisateur juste pour emmerder Laurent. Alexandre excelle dans la controverse. Il s’énerve, son pouls s’accélère, il postillonne, et là, à cette table, entourée de tous ses collègues, Chantal a honte. Alexandre part en claquant la porte du restaurant. Il boit un verre dans un troquet bondé. Il se saoule la gueule et se fait virer par le tenancier. Il crie, seul dans la ville, vomit sur le trottoir et ça le fait marrer. Quand Alexandre boit il voudrait tuer un enfant, brûler sa mère, détruire des maisons, se faire saigner. Pourtant il préfère attendre sagement que la mort vienne le chercher. On verra bien : rien n’est perdu. Et pourquoi est-il si mélancolique ? Pourquoi se sent-il en dehors de sa vie ? Il titube, renverse une poubelle. Si seulement il pouvait être comme tout le monde : lire les pages culturelles de Libération. Alexandre s’arrête pour pisser contre un mur. Il prend son sexe de la main droite et le secoue légèrement. Il ferme les yeux et imagine Chantal suçant Laurent. Il ne bande pas.

Chantal est dans le salon de Laurent. Elle pleure car elle ne comprend pas l’attitude d’Alexandre au restaurant ce soir. Laurent est gentil, il écoute ses confidences et regarde les gros seins de Chantal qui rebondissent sous son pull en laine synthétique. Il se dit que ce serait salaud de profiter de la situation. Cette petite garce sait qui est le patron. Est-ce une raison suffisante pour poser sa main sur la cuisse droite de Chantal ? Laurent pense que non mais ce soir il n’y a ni patron ni employée ; juste deux individus qui s’apprécient. Chantal a bu et cette douce ivresse la fait se livrer ; elle parle d’elle, de sa déception face à cette vie idéale dont elle rêvait : un foyer chaleureux, un homme attentif, la complicité, la passion, la vie belle, les enfants, les vacances à la mer, les jeux sur la plage, la villa sur la côte, les cadeaux pour la St Valentin... Alexandre n’est pas celui qu’elle attendait. Il ne veut pas être aimé. Laurent est triste pour elle. Il pense qu’il saurait la rendre heureuse : il tente de l’embrasser, elle tourne la tête, il prend sa main, elle la retire. Laurent est un homme de challenges, de défis, de compétitions. N’a t-il pas été élu « meilleur manager de l’année 2000 » par un magazine spécialisé ? Laurent sait s’y prendre avec la concurrence. Il n’a aucun scrupule à écraser les autres. Il est sûr que Chantal n’est pas plus difficile à conquérir que n’importe quel client potentiel de l’Ouest de la France. Il insiste, réitère, contourne Chantal, la fait sourire, rire, fait le pitre, sort le grand jeu du grand jour, ruse, feinte, joue, charme et ne parvient pas à ses fins.

Alexandre regarde l’heure. Il est 3 heures du matin et elle n’est pas rentrée. Il ne s’en inquiète pas. Elle n’a pas à lui rendre de comptes, il se couche en se disant que rien n’est perdu.

Laurent s’énerve. Chantal lui résiste, cette petite salope ! Faudrait pas qu’elle oublie que pour augmenter ses chances d’obtenir un poste plus gratifiant il ne tient qu’à elle de se montrer plus coopérative. Chantal est fatiguée. Elle veut rentrer chez elle et rejoindre Alexandre : « Il doit s’inquiéter ». Laurent la laisse partir en se promettant que c’est la dernière fois qu’elle met les pieds chez lui. Il trouve qu’il a été trop gentil, qu’elle aurait pu au moins lui montrer son sein gauche. Lundi il la convoquera dans son bureau et lui dira qu’il n’a plus besoin d’elle, que ce n’est pas à cause de cette soirée. Lundi il passera une annonce dans l’Express pour trouver une remplaçante ; célibataire la remplaçante.

Chantal ouvre la porte en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller Alexandre. Il ne dort pas. Il entend Chantal marcher sur la pointe des pieds. Il ferme les yeux et fait semblant de roupiller. Chantal est dans la salle de bains et se démaquille. Elle se scrute dans la glace et se trouve moche. Elle regrette de n’être pas restée chez Laurent. Lundi elle lui dira cela : elle aimerait tant qu’il l’invite à dîner, il est tellement gentil et doux. Chantal vient se lover dans le lit. Elle se met toujours à gauche d’Alexandre. Il n’aime pas l’odeur de peau de Chantal. Alexandre voudrait lui faire la peau. Brusquement il prend le cou de Chantal entre ses deux mains. Il appuie fort, elle se démène pendant quelques secondes et puis plus rien. Chantal meurt à gauche d’Alexandre. Il ne trouve le sommeil qu’à 5 heures du matin. Rien n’est perdu.


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