LA PROCHAINE GUERRE MONDIALE

D'ordinaire je rentre chez moi vers 18h15 voire 18h30 si la circulation est dense. Je préfère les routes encombrées. Je regarde les gens dans leurs automobiles. Ils ont l'air beau à travers les vitres jaunies par la fumée des cigarettes. Ils ont l'air bronzé aussi. Ils font glisser leurs doigts charnus sur le volant. Je roule le plus lentement possible, surtout s'il s'agit d'un parcours qui m'est habituel. Je profite du paysage. Les veilles maisons accrochent mon regard. Les bâtiments municipaux ne m'émeuvent pas. J'imagine ceux qui s'agitent dans les bureaux : ils portent de beaux costumes sombres, des cravates Walt Disney, des chaussettes bariolées. Ils échangent des œillades coquines et s'enferment dans les toilettes pour fumer un clope à l'abri de l'autorité sadique du chef de service. J'habite dans une ville moyenne, autant par le nombre de ses habitants que par la qualité intellectuelle des individus qui y couchent le soir. Je loge au centre-ville, au 4ème étage d'une maison de caractère. Un ancien hôtel de passe sans doute. Mon voisin du dessous est calme, ou mort. Du fauteuil de mon salon je vois l'immeuble d'en face et notamment le premier étage : un bureau. Le grand et chauve monsieur est assis confortablement sur une chaise tournante en cuir : c'est le patron. Ses employées répondent aux téléphones en poussant des petits cris comme " Ah ", " Oh ", " Ouais ", " OK ", ou " Mmmmhh "… De mon living je participe passivement aux rixes qui opposent, le samedi, vers 5 heures du matin, de jeunes hommes virils. Les belliqueux savent que je les observe. Ils font de grands gestes, s'insultent, se bousculent mais ne vont jamais jusqu'à la mise à mort. J'ai bien envie de les y encourager, mais la situation risquerait de se retourner à mon désavantage. Ils me lanceraient des cailloux, des quolibets affûtés ou des rétroviseurs. Ma sympathie va pour le plus faible ; bien qu'il faille être particulièrement con pour s'attaquer à un plus costaud que soi. J'aime bien les perdants, surtout s'il m'est possible de les écraser. La violence m'effraie, sauf sous un angle purement sportif. La boxe est une noble discipline. En plein air, dans une rue minable, accompagnée des miaulements d'un chat, sans musique de fond, sans arbitre, sans public, sans round, sans gant… la baston de rue manque d'élégance. A cette violence physique j'oppose une violence des propos : la provocation gratuite est toujours payante. Dans ma chambre le Christ m'observe, habillé en rose : star de la Disco. Aura baigné d'auréole lumineuse. Main droite tendue vers moi. Paume ensanglantée. Il me fait signe de m'avancer vers lui, de me laisser guider. Je reste allongé sur mon lit, immobile, ne sachant pas comment me joindre à lui. " Je bénirai les maisons où l'image de mon cœur sera exposée et honorée ". Je flotte dans les cieux. Je suis si léger de ne croire en Rien.

Ce soir-là je rentre chez moi à 18h21. Le téléphone vient juste de sonner. Je décroche le combiné mais il est trop tard. Pas de message. Je me joue de la technologie et consulte le dernier numéro reçu. L'indicatif débute par un 17, chiffre qui ne m'est pas familier. Encore un de ces foutus nouveaux opérateurs maugrée-je, bouillonnant de colère contre le monde de la téléphonie. Pour me détendre je pose un vinyl sur ma platine : Charlie Byrd " Latin Byrd ". Double album magnifique enregistré en 1973. L'arrangement des cordes est assuré par Walter Raim. Quelques compositions sont de Charlie Byrd lui-même mais la plupart sont signées par Antonio Carlos Jobim. Byrd écrit en exergue de cet opus : " The guitar is the sound of simplicity in a technological age ". La manière de jouer de Byrd est également empreinte de cette simplicité qui est le privilège des bons musiciens. Chez Byrd il n'y a pas de volonté professorale, pas de démonstration ostentatoire, à l'inverse de certaines stars du rock (Satriani, Santana…) : " Eh les mecs, regardez comment j'fais avec seulement deux doigts et puis là dans l'dos et là, regardez bien, sans tenir la guitare pendant un solo de vingt minutes et maintenant encore plus fort, j'arrive à jouer avec ma bite en l'utilisant comme un bottle-neck (…) ". Byrd ne mange pas de cette mie de pain là. Il ne frime pas. En écoutant ce disque je ferme les yeux sur le monde, je m'isole pour me retrouver comme deux vieux anciens complices après 26 ans de rupture. Je prévois 1) de manger 2) de rejoindre des amis à la terrasse d'un café quelconque 3) de rentrer chez moi pour dormir 4) de me lever à 7h15 comme un parfait couillon de travailleurs. Dans un placard je trouve un couscous prêt à être consommé moyennant quelques préparatifs sommaires et un temps de cuisson qui, selon la phrase inscrite sur la boîte, " défie toute concurrence ". En effet, en à peine dix petites minutes mon couscous est dans l'assiette. Pour accompagner ce met délicieux je me verse une rasade de Sidi-Brahim. Poussant l'exotisme à son paroxysme j'échange mon 33 Tours de Charlie Byrd pour un Long Play de Kacem El Kafi - disque produit par la Société Electronique Tunisienne en 1977. Sur la pochette Kacem porte une très belle chemise de couleur orangé avec de légères touches de blanc cassé. Il est accoudé à une balustrade et met en valeur deux brillants bijoux - des cadeaux d'anniversaire sans doute. Son regard est dirigé vers l'horizon où résonne le chant du muezzin.

Déjà l'alcool fait ses premiers effets, je pousse la table contre le mur du salon et fait quelques pas chaloupés en ondulant des os du bassin (je suis très maigre). Cette chorégraphie, copiée au millimètre près sur celle d'un clip entraperçu une nuit sur M6, attire les pigeons qui se groupent sur le rebord de la fenêtre. Je les entends ricaner mesquinement. Quand il s'agit de chier partout, là on roucoule fièrement, mais j'aimerais bien vous voir danser comme moi ! Ce ballet improvisé me donne soif, je me jette sur la bouteille et la vide d'un trait, au goulot, comme un parfait ivrogne digne. La première face s'achève à l'instant même où je termine le divin liquide rosé. Cet heureux synchronisme me laisse donc présager du meilleur quant au déroulement de cette soirée. J'éteins l'ampli de la chaîne, les lumières du salon, ferme la porte, dévale les escaliers en m'accrochant à la rampe et arrive en bas, essoufflé et titubant. Je m'engouffre dans la rue et aspire une grande bouffée d'air pollué par les pots d'échappement troué : " Ouais mais quand t'es en mobylette ça fait plus de bruit ! ".

Nous avons convenu de nous retrouver au Groënland, un café idéalement situé lorsque le soleil nous honore de sa douce présence. Il fait nuit. Autant dire que n'importe quel bouge minable aurait fait l'affaire. Il est 21h30, j'ai donc 30 minutes de retard. Il n'est évidemment pas question que je les prie de m'excuser. Mes amis sont passablement éméchés. Je le remarque à l'éclat de leurs yeux rieurs. Je commande un pastis ; cette boisson qui, j'en conviens, est tout sauf un digestif. Je le bois cul-sec devant le regard admiratif du serveur. Il m'en reverse un autre et me fixe dans les yeux. Je comprends : c'est un défi qu'il me lance. Hélas pour lui j'ai horreur de m'amuser avec le petit personnel. Nous commençons nos traditionnels sarcasmes contre les ouvriers, les patrons, les stars, les anonymes… Les consommateurs de la table voisine nous observent discrètement du coin de l'oreille. C'est le moment propice pour débuter mon monologue à la gloire de la pédophilie - je constate qu'ils sont accompagnés d'une jeune fille au corps encore incertain. Mes amis me soutiennent cordialement. Le patron du bar, qui fait semblant de travailler, vient nous demander de parler moins fort. Effectivement, le niveau sonore grimpe sensiblement. Ce patron a l'ouïe fine : je lui en fais la remarque gentiment. Il entend cette phrase comme une attaque personnelle et se vexe en me tournant le dos. " Combien suis-je maladroit ! " me répété-je. Il faut que je sois plus souple, moins cassant : mettre de l'eau dans mon vin. Les heures défilent harmonieusement tel un militaire le 14 juillet lorsque le soleil cogne sur ses rangers cirées. Minuit approche à pas réguliers. Les verres s'amoncèlent sur la table. Dehors, les véhicules circulent tous phares allumés. " Deux heures ! Allez, messieurs dames ! ". Le patron est sûr de lui ; il faut fermer. Les policiers poursuivent leur ronde jusqu'à l'aube et gare aux tenanciers de bars qui ne respecteraient pas les horaires réglementaires. La loi est la loi. Nous nous saluons à l'extérieur du Groënland et nous souhaitons un agréable sommeil. Je marche d'un pas décidé, plongé dans mes rêves éveillés. Les rues sont calmes et en travaux. L'idée du Conseil Municipal est de dynamiser le centre nerveux du Palindrome. En effet, ils ont constaté que les habitants du centre-ville préfèrent traîner dans les galeries marchandes, en périphérie. Le centre-ville s'éteint à petit feu, les commerçants le disent : " Ils vont nous bouffer. Ils sont plus puissants que nous ". Ces " ils ", on a bien envie de leur casser la gueule. Le maire frappe du poing sur la table : " Nous allons construire des parkings et aménager des trottoirs plus larges. Mes braves administrés pourront marcher à quatre côte à côte ". Arrivé dans ma chambre je lis l'heure : 2h15. Il m'est relativement aisé de faire la soustraction suivante : 7h15 - 2h15 = 5 h. Je vais donc, dans le meilleur des cas, dormir cinq heures. " C'est suffisant !" affirmé-je péremptoirement devant la glace de la salle de bains - dans laquelle je ne prends que des douches. Evidemment je tarde à trouver le sommeil. J'improvise alors un poème et le répète en boucle jusqu'à tomber dans les bras de Morphée : le gardien de mes songes.

          Aveugle de naissance et muet par volonté,
          Je profite de ma croissance pour me suicider.
          Butant contre les objets les plus insolites,
          Je vis entre guillemets sur une planète interdite.

" France Inter, il est 7h00 et vous êtes avec Stéphane Paoli ". Je sursaute immédiatement, coupe le radio-réveil digital et cours vers la douche en ouvrant les deux yeux pour me convaincre que je suis bien vivant. Comme l'écrivait Ambrose Bierce dans son Devil's dictionnary : " Une année c'est 365 jours de déception ". L'eau est froide et je ne chante pas, de peur d'avoir l'air heureux. Je me rase :

          Oui, c'est très bien, je saigne ce matin,
          Ma peau réduite en lambeaux de chagrin.

Voilà un début de poème qui pourrait réjouir les fans de Jean-Jacques Goldman : ça ne veut rien dire et en même temps les gens s'y reconnaissent. Comme chaque matin mes gestes sont précis. J'avale rapidement une gorgée de jus d'oranges pressées par des ouvriers hautement qualifiés et engloutis une barre chocolatée pleine de vitamines pour être performant au travail. Il est 7h45 : l'heure pour moi de rejoindre mon véhicule. J'allume mon auto-radio avec ma clé et écoute sans y prêter attention les dernières nouvelles du monde. La prochaine guerre mondiale aura bien lieu et je n'ai pas fait ma vidange. Je me gare sur le parking qui nous est réservé. Quel privilège ! Hélas nous n'avons pas de places attitrées avec les noms inscrits sur une plaque dorée. Ce serait chouette ! Je rentre dans l'agence et sers des mains avec entrain. " Salut ! Vivement le week-end ! Ah je s'rais bien resté au lit ! " me disent-ils, éternel refrain du ronron quotidien. Comme à l'accoutumée je ne leur réponds rien et file m'installer à mon bureau, allume mon ordinateur et marche d'un pas décidé vers la machine à café. Devant cette bonne vieille machine, symbole de convivialité et de rencontres, nous discutons de sujets brûlants en prenant des airs informés. La prochaine guerre mondiale va avoir lieu et je m'en réjouis. Un collègue de bureau me dit bonjour de loin et, en le voyant, je repense à ce coup de fil d'hier soir. Stephan est un spécialiste des nouvelles technologies qui ne jure que par l'Internet et les échanges à distance, aussi je prends l'initiative d'aller m'entretenir avec lui.

          " Dis-moi Stéphan, toi qui t'y connais, ça t'dit quelque chose un opérateur téléphonique dont l'indicatif est le 17 ? "
          -" Ah, connais pas. Pourquoi ? "
          " Hier quelqu'un a essayé de me joindre et l'…"
          -" Tiens donc ! Je vais me renseigner sur un forum. Je te tiens au courant. "

S'ensuit un monologue brillant et pompeux, que je vous épargne, sur les avantages innombrables du Net dans la recherche d'informations précises et pointues. En sortant de son bureau je croise Françoise, un café à la main. A peine m'a t'elle fait la bise - c'est une coutume au travail - qu'elle fait apparaître de derrière son dos un T-shirt noir :

          -" 50 Francs j'te l'vends ! "
          " J'en ai pas besoin ! "
          -" C'est pour la bonne cause : la muco ! "
          " ? "
          -" La mucoviscidose. Pour aider les chercheurs. Tu vois ? "
          " Ce que je vois, hélas, c'est qu'ils auraient dû faire appel à des stylistes plutôt qu'à des scientifiques pour leur maillot. "
          -" Alors ? "
          " Non merci. Je ne porte pas de T-shirt. "
          -" On te demande pas de le mettre mais d'être généreux, un peu ".
          " Alors je ne le suis pas. "

Elle aperçoit une autre proie qui, je l'imagine, sera beaucoup plus docile. Je m'assieds à mon poste de travail et ouvre le courrier des clients. Je lis leurs réclamations : " (…) et mon fils qui est malade et moi avec mon asme et mon employeur qui n'est pas sur de me gardée et j'ai mal aux dos mon bon monsieur alors votre facture je pourrai pas la payée avant 1 mois s'ils vous plait comptant sur votre diligence merci beaucoup. " Je m'effondre sur le bureau.

          Misérables petites gens sans fortune
          Journalistes maquillés sur la Une
          Peuple grognant devant la télé
          Patrons vieillissant en BMW
          Devant tant de désarroi je jette l'éponge
          Et dans mon silence, à nouveau, je plonge.

Mon chef de service me tape dans le dos. Il m'apprécie car je ne revendique rien, n'appartiens à aucun syndicat ; ce qui est mon principal atout à ses yeux. " Il faut être sévère avec les clients. Vous verrez, avec l'âge, vous serez plus ferme ". Il me parle doucement, comme à un enfant. Stephan m'interpelle de son bureau. Je m'approche de lui. Il est affolé, ses yeux vrillent à droite, à gauche, partout : " J'ai regardé sur un site Internet pour ton histoire du 17. C'est mal barré. Mauvais présage. Malédiction du 17. Cinq personnes dans le monde. Mortes. Faut qu'tu déménages. Ne plus croiser ce chiffre".

J'ai très envie de rire. Je pense aux ravages causés par les séries comme " X-Files " : on nous cache tout, le KGB est derrière tout cela, c'est un complot. Et pourtant Stéphan n'a jamais été aussi sérieux. Il est déjà midi. Je déjeune avec quelques collègues dans un restaurant d'entreprises. Je ne prête aucune attention aux conversations des uns et des autres. Mon voisin me donne un coup de coude : Bébert vient de raconter une blague de cul vraiment marrante. Je m'en fous, aujourd'hui plus que d'habitude. Les mots apocalyptiques de Stéphan me hantent. Je décide de rentrer chez moi, de ne pas retourner au boulot cet après-midi. Je roule rapidement, me gare à 50 mètres de mon domicile, grimpe les escaliers en bois, deux à deux. Sur le seuil de la porte du salon je constate que quelqu'un a essayé de me joindre. Mon rythme cardiaque s'accélère. Le numéro de téléphone s'affiche :

          17 06 19 76

Je le note sur un bout de papier et le compose doucement. Une mélodie dissonante envahit la pièce. Une voix s'adresse à moi : " Le numéro que vous avez composé n'a jamais existé ". Je fonds en larmes, m'assied sur mon fauteuil et entends une déflagration épouvantable. L'immeuble d'en face s'écroule. Puis tous les immeubles alentours. Tout le quartier sauf mon bâtiment. Je perçois des cris au loin. La prochaine guerre mondiale est déclarée et j'en suis l'initiateur.


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