"LE ROI DES ROIS"

Etre étudiant aux bouzards m’aura au moins permis de voir des films gratuitement. Parmi eux, « Viridiana » du cinéaste mexicain Luis Bùnuel. Le sujet : l’ouverture d’une femme ou la féminité retrouvée. A base de fétichisme et de crucifix-couteau, ce film est véritablement troublant. A l’image de cette scène où les mendiants dansent au son de l’Alleluia de Haendel. Des mendiants à table : une scène. Le Christ et ses apôtres : c’est la « Cène ». Dans « Viridiana », œuvre aux fantasmes sexuels et anti-religieux pesants, des mendiants prennent la pose des personnages de la « Cène » de Léonard de Vinci. Constatation : Vinci et Bùnuel, chacun à leur manière, nous donnent une idée parfaite de la puissance expressive. Le tableau de Léonard représente Jésus se séparant de l’humanité qu’il l’a trahi par la parole de Judas. La phrase de son martyre commence avec l’acceptation de la peine et le pardon de celle-ci. Chez Bùnuel, une autre séparation par le biais des bénéficiaires « exceptionnels » du repas, c’est clairement « les mendiants et les autres ». Où l’humanité oublie ses nécessiteux. Ici, pas de peine, pas de pardon puisqu’« il faut pêcher… pour mieux se repentir ». Chez l’Italien, la figure du Christ est calme et surnaturelle, et les apôtres manifestent avec agitation leur sentiment de terreur et de stupeur selon leur âge et leur caractère. Judas est atteint dans son abjection physique. Chez le Mexicain, le « Christ » est aveugle et a le regard fier et confiant, et ses apôtres ne connaissent pas la crainte. Le processus de « sérénité festive » est engagé, et l’avenir ne rime pas avec martyre, mais plutôt avec orgie. Après tout, le surréaliste ne dit-il pas : « Le hasard m’a amené à montrer des choses impies ; si j’avais des idées pies, peut-être les exprimerais-je aussi ». Il est vrai que cette scène fut très critiquée par le Vatican qui trouvait le film blasphématoire. Or, avant d’être un blasphème, cette orgie est surtout un gag, une critique de la religiosité vulgaire : dans presque tous les foyers e spagnols, on trouve une réplique, dans un style très pompier, de cette fameuse « Cène » qui est aussi populaire de l’autre côté des Pyrénées que chez nous : « l’Angélus » de Millet. De plus, « Viridiana » s’inscrit dans la tradition du roman picaresque et certaines scènes rejoignent Goya, Jérôme Bosch ou Max Ernst. D’autres références sont à noter, Vélasquez, par exemple, pour la peinture des bouffons. Après la pose suit naturellement la transition photographique. La lumière, idée matrice quand un mendiant recueille une colombe. Car le Christ est notre colombe très spirituelle et très éloquente, notre oiselet à la voix en vérité fort mélodieuse dont le message de joie a fait résonner tout ce qui existe sous le ciel. La lumière, quand la « photographe » soulève sa jupe (à défaut de rideau) et nous propose sa chatte. Le Polaroïd et les femmes nous proposeraient-ils la même chose ? Notre sexe, c’est vrai, est un « cadeau de nos parents » ; ce don – à coup sûr - capturera également le présent pour en faire un être. L’auteur du « Chien Andalou » dit : « A bas les films noirs, je les déteste ». Pourtant un certain humour noir est présent (rassurez-vous, pas celui du professeur Choron). Quelque chose qui se rapprocherait du Marquis de Sade (d’ailleurs les mésaventures de Viridiana présentent quelques affinités avec Les Infortunes de la Vertu). Cet humour exige une complicité, un accord, permanents, entre l’auteur et son public. Une autre citation : « Le monde étant ce qu’il est, je ne fais pas mes films pour le public, mais pour mes amis ». Mais pour revenir à la photographie, par le biais de cet acte, il faut voir que Viridiana va renaître au monde. Pour constater l’orgie, il faut le regard des autres. Pour Bùnuel, une liberté aliénée dans son principe ne se récupère pas. A vouloir tenter Dieu ou le Diable, l’être humain se prépare d’amères déchéances. Afin des les éviter et de postuler une possible valorisation de ses actes, son seul pari doit s’engager sur lui-même sans regarder le Paradis ou l’Enfer : l’homme n’a, à hauteur de visage et à main nue, face au futur insondable, qu’à tenter l’homme. En vue de l’humaniser, par l’amour et par la fraternité, puisqu’il ne l’est pas encore. La photo est cette frontière entre le calme, la conscience puis l’orgasme. En effet, cette salope de photo jouit par le biais de la fête et de l’excitation. Dès lors, tout peut arriver. Même les blasphèmes du cinéaste. Car ils ressemblent aux jurons espagnols, que l’on ne traduit jamais en français. Quand un Espagnol s’exclame : « J’encule le Christ » ou « Je chie sur Catharina Fayal », cela ne veut pas dire forcément qu’il vient de perdre la foi ou qu’il renonce à toute piété filiale. Il jure, et c’est tout. La photo c’est l’avènement du vin, donc du sang (« Prenez ce vin, ceci est mon sang »). Et le peuple aime à tremper dans le sang ses débauches mystiques. Bref, regarder, observer, enregistrer ou photographier, premières opérations d’un retour « aux choses mêmes » qui est le commencement de la sagesse humaniste.

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