LA VIE DES GENS
Jean BAUM
« Ils ont cherchés dans les raffinements de leur haine, quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisés violemment tous les liens qui m’attachaient à eux ». ( J-J Rousseau. Les rêveries du promeneur solitaire. 1778 . )

Une salle à manger, un sofa rouge, un téléviseur en marche.

Eteins ce joint Chantal.
- Mais Papa est-ce que je dis quoi que ce soit lorsque tu te défonces le soir devant la télé ?!
Eteins ce joint deuxième édition...
- C’que tu peux être réac’ mon pauv’ gars, en Mai 68 c’était bien la peine de tout vouloir foutre en l’air.
Cela n’a rien a voir avec Mai 68, je suis né en 71, et oui, je te l’accorde : je suis réac’.
- Peu importe, 71 ou 68 : c’est la même chose !
Sur ce point nous sommes d’accord.
- Nan, c’que j’voulais dire c’est qu’tu as subi l’influence des évènements de 68 en France, au niveau de tes conceptions d’la politique.
Au niveau de mes conceptions ?
- Exactement. Ecoute, plutôt que de tenir un discours inepte truffé des saloperies que tu as entendues (et le terme est fort) dans des émissions télévisées : rallumes le joint.
- Papaaa !
Chantal.
- Pourquoi est-ce que tu me donnes ce genre d’éducation ?
Ma chérie, s’il te prenait, par mégarde, l’envie de me questionner plus pertinemment, tu apprendrais, je crois, que jamais nous n’aurions dû subir cet ersatz de conversation, que le dialogue n’est pas un vain mot ainsi la discussion ne stagnerait pas à un stade embryonnaire. Bref je me ferais beaucoup moins chier en ta présence, ceci étant je m’emmerde tout autant en ton absence.
- T’es vraiment dégueulasse, j’te considère même pas comme mon père !
C’est ta naissance que j’ai trouvé dégueulasse, surtout le passage avec les forceps, le recul aidant c’est tout de même un bon souvenir, on s’est bien marrés avec l’obstétricien lorsqu’on a vu ta tête.
Une porte claque violemment, un vague début de sanglots mêlés d’imprécations semble filtrer d’un recoin du couloir. Coups de pied dans la porte, hurlements, menaces et de nouveau : imprécations.
Je décide de m’accorder un peu de répit, j’enfile mon passe-montagne vert-anglais, attrape un sac en skaï mauve (jamais vu ici, probablement la propriété d’une connaissance de Chantal).
Extérieur-jour : froid sec, ciel dégagé.

Sous l’effet conjugué herbe/lumière : mes paupières s’effondrent. Herbe et lumière, ouais, cinq-six lampes au sodium, un extracteur d’air, des pots, il faut que tu penses aux pots Jean, et les boutures ? Je crois qu’il m’en reste pas mal, j’en ai filé quand même un bon paquet autour de moi : François, Catherine ...
Mes réflexions s’effondrent. Herbe et lumière, ouais. Je traverse une rue, les contours du bâtiment de la bibliothèque apparaissent. A l’orée de l’antre se profile la silhouette mesquine de D.
- Ca va ?
...Mouais , enfin je ... C’ est marrant parce que tu vois les… Il m’ interrompt d’ un geste vif.
- C’est nouveau cette façon de t’exprimer, tu livres un peu les idées comme elles te viennent non ?
Un peu lassé de constater qu’une nouvelle fois la fiction est encombrée par des personnages de second-plan (qui ne parviennent guère à étoffer le récit) je m’abstiens de répondre à ce raseur, prétextant une sombre envie de pisser je tente de m’éclipser à petits pas. Mon manque de répartie évident ne désarme pourtant que maigrement ce vrai barbier .
- Ah oui ! Ton texte dans Bigorno, à chier hein ! Comme toujours !

Intérieur-jour : allées, allées, allées.

La compagnie d’autres lecteurs parvient à me rasséréner, je parcours un ouvrage intitulé : Sur la télévision (P. Bourdieu. Liber Editions. 1996).
Arrêt sur cette phrase : « Le phénomène le plus important, et qui était assez difficile à prévoir, c’est l’extension extraordinaire de l’emprise de la télévision sur l’ensemble des activités de production culturelle, y compris les activités de production scientifique ou artistique ».
Je me demande vaguement s’il existe une corrélation entre cette affirmation et le fait que le dernier film de Lynch n’est pas été programmé lors de sa sortie nationale dans la ville où je réside.
Une douce torpeur m’envahit, uniquement troublée par l’intrusion d’un Sapiens-sapiens fréquenté naguère sous le préau du collège.
- ...bien...chau...ur...minutes... ?
Comment ?
- Je te demande si tout va bien, tu fixes le bout de ta chaussure depuis une bonne vingtaine de minutes et puis aussi tu as un drôle d’air si bien que je te demande si tout va bien ?
Fous-moi la paix connard, tu apprendras que l’on n’agresse pas impunément un libre penseur de droite, qui plus est lorsque l’Audimat est l’acmé de ses réflexions, et saches, pour ta gouverne, que dans l’extrémité de cette chaussure réside le salut de ton espèce, j’ai nommé : l’espèce télévisuelle.
- Je n’comprends pas. Mais viens avec nous, je suis avec quelqu’un que...
Je n’écoutais plus, ou presque.
Oui c’est cela où sont tes comparses ? Sont-ils toujours occupés à entendre (et le terme est inapproprié) la plainte du monde émanant de la lucarne SONY (inventer le futur qui va avec, fais excuse lecteur si tu es encore présent, je confonds les slogans). Ecrivent-ils des pamphlets cinglants dans des bulletins d’informations municipaux ?
Toi qui t’amuses de la fausse naïveté de tes enfants :
- Papa , est-ce qu’ il y a des gens derrière le poste ?
Mais non mon chéri, ce sont des images, comme dans les livres.
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