LETTRE À NOIR DÉSIR

Camarade Noir Désir,

Tu permets que je t’appelle camarade, puisque c’est le terme que tu utilises dans ta lettre ? Ce qualificatif doit te plaire, te rappeler tes jeunes années de luttes boutonneuses dans les manifs lycéennes, quand tu étais fier de te battre pour des idées qui te dépassaient de cent coudées mais qui étaient tellement « de gôche » et « droit-de-l’hommistes » que tu avais la certitude de ne pas te tromper. « Camarade », c’est communiste, ça ! Je peux discerner à ton regard brillant que tu jubiles d’employer ce mot. Ma parole, mais tu te crois en Russie en 17, ou à Barcelone en 36 ! Alors, optons pour le « camarade », et le tutoiement, c’est toujours mieux que Ô toi petit Bertrand Cantat, mollusque blême commandeur de rien du tout, va donc plutôt me commander un café par la grâce de tes petites jambes et de ta Sainte Trinité à toi : Idéologie, Social et Rock ‘n’ roll. Tu n’es pas le seul, mais disons qu’on te voit beaucoup.

Et puis t’es pas comme ça, toi ? Toi, tes intentions sont pures : le bonheur de tous dans le meilleur des mondes possibles. À ce propos, sache que tu cites très mal Leibniz. Toi, tu es un artiste, un vrai, un rebelle, hein, un engagé, pas une de ces merdes commerciales que tu méprises si fort.

Je n’ai rien à prouver à un type dans ton genre. Les petits labels sont là pour gérer les groupes qui débutent, moi je récupère ces mêmes groupes une fois que le succès les a rattrapés et qu’ils ont besoin d’une grande maison. Je n’oblige personne à signer chez moi. Bon, d’accord, toutes les maisons de production sont un peu les miennes maintenant. Mais que veux-tu, je suis comme ça : un peu gourmand… Toi par contre, il te reste à prouver que ta rébellion de pacotille n’est pas devenue une marque de fabrique, et que tu es encore un artiste — si tu l’as jamais été un jour — malgré tes textes politisés, « méchants », qui vont dans le sens de tous les refrains antifascistes et antimondialistes qu’on entend tous les jours à la radio. À force de te prendre pour Léo Ferré, tu vas finir par ressembler à Pierre Perret.

Pour finir, sache que si tes pilules sont trop dures à avaler, je peux toujours t’enfoncer un suppositoire.

Tu as au moins raison sur un point : ta lettre a été récupérée sitôt lue ce soir-là aux Victoires de la Musique. Sache que j’ai beaucoup apprécié ton petit numéro, et ce dernier paragraphe empli de fatalisme durant lequel tu t’es rendu compte que tout ce que tu lisais depuis quelques minutes pour me détruire ne faisait qu’augmenter mon pouvoir. Eh oui, mon petit : la vie est dure.

Allez, Salut à toi Camarade révolutionnaire-en-manque-de-causes-à-défendre, c’est quand on commence à dire qu’on n’est pas dupe qu’on le devient. Et tu finiras par comprendre que si, justement, nous sommes du même monde.

Il vient ce café ?

Jean-Marie Messier
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