A LIRE APRES MA MORT
PAR DJ ZUKRY (1976-2003)


Il était assis sur mon fauteuil - enfin, celui de ma grand-mère. Son visage juvénile, dans l’obscurité de la pièce, semblait encore plus pâle que le mien. Ses yeux s’exorbitaient, ses lèvres s’écumaient, il bredouillait des bouts de mots puis en préférait d’autres, aussi incompréhensibles, et, finalement, se repliait dans son silence. Pour tout vous dire j’étais un héros. Oui, un héros. Ce type je l’avais sauvé ; son mutisme était celui de l’infinie reconnaissance.

Voilà. Je rentrais d’une beuverie, lui aussi peut-être. Il était debout, sur le parapet au-dessus du fleuve, prêt à « faire le grand saut », l’ultime plongeon de la dernière malchance. Dans sa main gauche il tenait un couteau, une corde pendouillait de ses poches, un revolver dépassait de ses chaussettes, du gaz flottait autour de lui ; l’entourant d’un halo bleu (très joli d’ailleurs). Ça m’a fait plaisir de voir un type si soucieux de ne pas se rater. Les 30 premières secondes j’ai cru que j’entrais dans une phase de delirium tremens, que la dernière lichée de Porto faisait déborder le vase de ma lucidité, qu’à cinq heures du matin ma place était plutôt dans mon lit, que définitivement, à 26 ans, il était grand temps de m’assagir… Le vent froid de décembre me pinçait les bras : je ne rêvais donc pas. Quelqu’un, juste devant moi, voulait se barrer d’ici, et maintenant. Quelqu’un, devant moi, voulait disparaître de cette planète, de cet enfer (très joli d’ailleurs). A grands pas je me suis approché de lui : « Dis-donc, est-ce que tu pourrais me dire l’heure s’il te plaît ? ». Dans ces circonstances on ne trouve que ce genre de phrases stupides, mais engageantes. Il hésitait à me répondre. J’ai pensé qu’il n’avait pas envie de discuter, ou qu’il n’avait pas de montre, comme moi. Pour bien se suicider il faut oublier le temps, surtout le bon : se souvenir des moments de bien-être, de joie, ne peut que vous conduire à renoncer à la mort. « Il fait pas chaud ». Ça, c’était la phrase préférée de ma boulangère, son tic verbal, son accroche pour appâter le client. « Normal, c’est l’hiver ! ». Son sens de la répartie m’a cloué. J’ai appuyé sur l’invisible bouton rouge Record de ma mémoire : tout emmagasiner, tel était mon objectif. Le malheureux m’a vite ramené à la réalité : « La vie me fait trop chier, j’en ai marre, tous, ils me font tous chier, j’ai déjà suffisamment vécu, que des cons, tous, et des salopes aussi. A quoi ça sert de se battre ? Ils me font tous chier, mais je vais en finir une bonne fois pour (…) ».

Je l’ai empoigné par le manteau, il allait tomber dans la Mayenne avant de finir sa litanie plaintive sur l’existence. Il n’en était pas question ! Il n’avait pas l’air mécontent que je le retienne. Il commençait tout juste à entrer en transe, à laisser valser les mots : il en aurait fermé les yeux, tellement, dans ces instants, il s’était enfin aimé, surtout sa voix : presque une voix d’homme. Je ne savais plus quoi dire : « Allez, faut pas faire ça ! Pense à tes parents, à tes amis. A ton âge on n’aime pas encore assez la mort pour l’embrasser. Non. On a encore quelques idéaux, quelques principes… des petites choses à quoi se raccrocher. Et puis l’eau est froide ». J’étais satisfait de ma dernière phrase, la seule vraie. Je m’impatientais, lui hésitait encore. « Pff, mes parents y me font chier aussi ». Caprice d’enfant gâté, jeune con de fils unique : j’étais convaincu qu’il n’allait pas se jeter à la flotte. Pas assez désespéré. Ce qui lui plait ce sont les sensations fortes ; sentir son Destin vaciller par sa simple volonté, prendre son fatum à contre-pied… classique chez les jeunes romantiques. « Tu aimes la poésie ? Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ? ». Son regard s’est allumé : j’y ai vu passé des éclairs, des étincelles, des flammes (très jolies d’ailleurs). Je croyais avoir visé juste, là, en plein cœur. « Pourquoi ? Vous êtes prof de français ? Moi la littérature ça me fait chier ! ». J’aurai dû le pousser, et puis m’en aller discrètement, en chantonnant un air à la mode. Je suis resté. Cette fois-ci il pouvait bien disparaître, je m’en foutais. Ça m’apprendra à vouloir m’occuper des affaires des Autres. Il s’est effondré. Son couteau a fait plouf, sa corde s’est envolée, le gaz s’est volatilisé comme par magie, et lui gisait par terre, sur le trottoir. « Ecoute, c’est idiot. Lève-toi. Ces choses-là se préparent à l’avance, elles ne supportent pas l’improvisation. Rumine bien ta mort, tous les soirs, avant de dormir. Mourir chez soi a aussi ses avantages. On y meurt au chaud. Tu connais cette phrase de Jules Renard ? " Rien ne sert de mourir, il faut mourir à point " ». Il m’a suivi jusque chez moi. Nous n’avions plus échangé un mot depuis ma dernière citation. Maintenant il était assis sur le fauteuil marron de grand-mère. Mon couteau africain, qu’un touareg avait offert à ma sœur, traînait sur la table du salon. Je m’en suis emparé et l’ai placé sur les veines de mon poignet droit. Le gamin m’observait, il était encore plus pâle que moi, il a bredouillé quelques mots, puis, finalement, s’est tu.

précédent sommaire suivant