ADOLF, MON AMOUR

« Merveilleusement détendu, en chaussettes, la chemise largement ouverte sous une prodigieuse et othellienne gandoura multicolore retaillée en robe de chambre, olympien comme Jupiter, mais aimable Jupin, maniant le cigare de 25 centimètres en guise de carreau de foudre et jouant avec aisance du tonnerre mélodieux de sa voix, Orson Welles était vraiment cette fois le Magnifique ».
Une chose est sûre, à la vue de « La soif du mal », on est convaincu d’une chose : Orson Welles était vraiment l’homme du grand angle et de l’ampleur. En effet, il embrasse en un rôle ce que d’autres délaient en plusieurs. Ce rôle, ce personnage, c’est Hank Quinlan. Policier d’une ville américano-mexicaine (on se croirait à Tijuana, seul lieu au monde où le tiers-monde et le « premier monde » se rencontrent effectivement – physiquement, géographiquement, culturellement - seule frontière au monde entre un pays riche et un pays pauvre où la pauvreté perdure), il fait de la loi son fief. Un fonctionnaire fédéral « qui ne parle pas comme un mexicain » franchit accidentellement ce cercle et remue la merde. A partir d’une frauduleuse descente de police, on descend dans la vie d’un homme : Welles, obèse et véreux, prémunit son passé avec son corps de bouddha assis sur la loi et le temps. Ce corps, empêtré dans les plis de sa peau, est une poche artificielle qui ne demande qu’à crever. Jamais acteur ne s’est tant modifié pour garder figure humaine. Quinlan n’est nullement une bête, c’est une bulle naïve du mal. En allant plus loin, je me dis que le film n’est qu’une seule question : « Qu’est-ce qu’un flic ? ». Comme dit Vargas (le bon) : « Est-ce lui ou la loi qui décide ? ». Il serait grand temps, en cette année 2003, de choisir entre la morale de la loi et la morale de la simple justice (personnellement, je préfère qu’un violeur de petites filles soit libre plutôt que la police l’arrête par erreur). Quinlan est « chaperonné » par un adjoint maternel et larmoyant, maladroit défenseur du bien-fondé des méthodes de son chef. En effet, les personnages de Welles ont l’avantage d’être très humains (car très shakespearien, peut-être). Cela tient à ce que leurs paroles et leurs actes s’ajustent de manière apparemment lâches, avec des contre-sens, des sens uniques, des incidents. Ainsi, la peur suante de Quinlan, l’étau se resserrant, est une mixture terriblement humaine, avec, jusqu’au bout de l’espoir, de la ruse. Le sourire faux est contrarié par une paupière nerveuse ; le plissement porcin de l’œil, le poids d’une bajoue trahissent à la seconde « le méchant ou le perdu ». Le répertoire physique et métaphysique de cet être « avarié » charge à mort le mauvais plateau de la balance. Malgré tout, au cœur de la « bouffissure » du monstre légal, le personnage inspire encore un reste d’indulgence. Marlène Dietrich, plus magnifique que jamais (elle était pourtant Berlinoise), ne dit-elle pas : « Un sale flic… mais c’était quelqu’un ». Elle ajoute, impassible : « Mais ça n’intéresse plus personne ». Après tout, même la plus sombre racaille peut atteindre la pureté ou le sublime (même Derbré). On peut aimer Quinlan pour autre chose : le fait qu’il ait pu aimer Marlène Dietrich, qu’il ait reçu une balle à la place de son ami, le fait qu’il ait un cœur. Mais ce à quoi il croit est détestable. Pourtant, Quinlan n’est pas si véreux que ça. Il ne tire pas profit de ses enquêtes. Les gens qu’il fait condamner sur de fausses preuves, il est convaincu de leur culpabilité. Sans lui, ces coupables passeraient donc pour innocents. Au droit des gens, à l’intelligence et à la logique honnête de son collègue mexicain, il oppose « l’intuition » qui lui garantit l’exactitude de son diagnostic.
Les preuves, s’il les fabrique, c’est qu’il en faut pour envoyer le « coupable » à la chaise électrique. Malgré tout, la sympathie est chose humaine (dans ses adaptations « théâtrales », Welles a plaidé l’innocence pour Macbeth et la pitié pour Othello). Ne cherchons pas la grandeur du mal, mais l’innocence dans le péché, la faute ou le crime. Comme disait Antonin Artaud (le héros des littéraires en écharpe) : « Le bien est voulu, il est le résultat d’un acte, le mal est permanent ». Qui est irréprochable ? Vargas ? Non, il emploiera pour perdre son adversaire des procédés non-conformes à ses principes. La fin ne justifie pas les moyens. L’apprenti-réalisateur que je suis pourrait m’amener à vous parler de la mise en scène (excellente) du film avec cette atmosphère poisseuse et visqueuse, des mouvements de caméra (les longs plans séquences conjuguent les effets de profondeur de champ de « Citizen Kane » à une mobilité acrobatique des recadrages) ou du montage (le découpage est vertigineux), pourtant je préfère débattre de cette ambivalence entre flic et voyou. Je me contenterai de citer Corneille dans « Médée » : « Mais le trône soutient la majesté des rois au dessus des mépris, comme au dessus des lois ». Quinlan est un personnage complet car il tend à incarner contretype et original, concret et abstrait. Arkadin saute d’avion et Quinlan choit sous l’écho amplifié de sa propre voix. Comme dit Vargas (joué par… Charlton Heston) : « Je veux enregistrer la vérité ». Quinlan est mort, il est Prométhée : « Tous les soldats n’aiment pas la guerre », mais il meurt de ne pas être partageur. Larmes furtives. A propos du mélodrame, Welles disait : « Dès l’instant où vous vous acoquinez avec n’importe quelle sorte de mélodrame, le personnage tragique doit être, d’une manière ou d’une autre, un traître, tout simplement parce qu’un héros, dans un mélodrame, n’est rien. Un héros est insupportable, sauf dans une vraie tragédie. Il est impossible de faire une vraie tragédie pour le grand public ». Je pense, à bien y réfléchir, que notre homme a raison (n’oublions pas, toutefois, les Grecs et les drames poétiques français). Après tout, Shakespeare ne pouvait pas écrire de pure tragédie. Il écrivit des mélodrames qui avaient la stature de la tragédie, mais qui n’en étaient pas moins tous des histoires mélodramatiques. Et puisque ce sont des mélodrames, les héros en sont des salauds. Les purs héros, les vrais héros, comme Brutus, sont tous de mauvais rôles : personne ne veut les jouer, personne ne se soucie d’eux, personne ne s’y intéresse. Pourtant, le rôle de Brutus est immense, il y a des tirades merveilleuses, mais on ne trouve pas un acteur qui ait envie de le jouer. Et Quinlan ? Welles, par son interprétation très personnelle, est plus que l’avocat du diable. Il le transfigure en lui donnant ce qu’il a de mieux. La canne de Quinlan, c’était la caméra de Welles. Regarder et filmer, c’est marcher péniblement avec cette canne. Je veux, moi, Fred B. Lhamas, me soutenir par ce vulgaire bâton. Je veux être un idéaliste… et un escroc en puissance.


« QUE CEUX QUI ME TUENT M’AIMENT ».
FRED B. LHAMAS
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