COMMENT VEUX-TU ETRE PRIS AU SERIEUX SI TU PARLES JAMAIS DE L'IRAK ?
(RECIT TOURISTIQUE DE NERF SALISSANTOR)

C'est vrai que ça ne s'est pas exactement passé comme je l'avais imaginé. Ce coup-ci pourtant l'histoire me semblait bien ficelée, mais bon, je prends ça avec philosophie. J'ai une certaine habitude disons. Des années que je ne peux m'empêcher de scénariser tous les moments que je juge importants à vivre (moi que l'on considère surtout pour mes qualités d'improvisation, c'est plutôt drôle). Or, immanquablement ou presque, tous ces instants se déroulent d'une toute autre façon que prévus initialement (parfois même ils ne se déroulent pas du tout, ce qui est encore plus minable : un peu comme un metteur en scène que tout le monde (producteur, comédiens, techniciens, maquilleuses…) laisse tomber au dernier moment au profit d'une semaine à LA BOURBOULE au mois de mars). Puis, même quand cela se passe à peu près comme prévu, passée l'intense fierté de voir que tout a lieu exactement comme je l'avais manigancé, prévu, calculé (Au revoir M. Nerf.- Au revoir Mme Morin.- Et bonne journée M. Nerf.- Vous de même Mme Morin, et pensez-bien à ma boule coupée pour samedi. - Bien sûr M. Nerf, c'est noté. A demaiiin.), survient toujours le sentiment d'avoir vécu deux fois la même scène (et certaines n'en valent peut-être pas la peine). Pire, aucune n'a dû atteindre son paroxysme émotif, car il faut bien le dire, avoir le pouvoir de prévoir (même si ce n'est que ponctuellement) les situations à venir, nuit salement à l'intensité de celles-ci.

Bon, toujours est-il que cette fois encore ça ne s'est pas passé comme prévu. On est même plus dans le " ça ne s'est pas passé du tout ". Plages normandes, soleil, cafés caennais tout ça, y'a pas eu. Y'a donc pas eu non plus retrouvailles amicales, complices, rieuses. Non, y'a plutôt eu " En fait je ne préfère pas te voir finalement, c'est mieux je pense. Excuse moi, j'aurais pas du te rappeler la semaine dernière. Et puis je suis à PARIS de toutes façons, je garde ma nièce qu'a une gastro… ". Là, je dois avouer que même en usant au mieux de mes talents de scénariste prémonitoire, je n'aurais pas pu prévoir ça. Je pige pas, elle était pétée de rire au téléphone, la semaine dernière. Non vraiment je ne comprends pas.

Ça m'a pas mal embêté j'avoue (c'est pourtant pas moi le coupable). D'abord j'avais bien envie de la revoir (nous sommes séparés depuis trois ou quatre mois maintenant) et puis surtout, pour le coup, mon film était bel et bien fichu. Fallait tout refaire. C'est comme ça que je me suis retrouvé à BRUXELLES, à boire des bières jusqu'à minuit, heure à laquelle j'eus terminé le scénario de mon lendemain : retour sur PARIS, j'insiste un peu au téléphone, puis bords de Seine, soleil, cafés parisiens et donc retrouvailles amicales, complices… Fier de mon travail, je repris quelques bières, tout en observant ces drôles de gens que sont les belges. Je ne sais pas si c'est leur accent mais, en dépit d'un côté parfois bourru, les trois-quarts des hommes belges me semblent être des homosexuels (pour ceux que j'ai authentifiés comme étant belges, car ce n'est pas si simple avec leurs différents dialectes). Ce n'est pas que cela me gêne (j'ai moi-même des amis homosexuels), mais je trouve que ça fait beaucoup, les trois-quarts.

Le lendemain, je me suis réveillé de sale humeur. Le coffre de ma ZX commerciale n'était pas aussi confortable que je l'avais scénarisé. Surtout, malgré mon duvet de l'armée, j'y avais eu très froid. Je pris un café dans un bar pour me remettre d'aplomb et pour me remémorer les grandes lignes de mon scénario du jour. Je ne sais si c'est l'effet du froid, mais j'étais déjà moins content de mon travail. En reprenant la route de PARIS, sous la pluie, je dus me rendre à l'évidence : mon scénario n'était pas au point. En fait, certaines données étaient déjà faussées : le temps, pourri, pour commencer, mon état ensuite : j'avais une gueule abîmée par une nuit passée dans le coffre d'une ZX commerciale pas aussi confortable qu'il n'y paraissait, n'étant pas lavé, je me sentais très sale (soyons clairs, je l'étais) et pensais que ce détail ne jouerait pas en ma faveur, plus tard, pour nos retrouvailles. En plus, ma balade de la veille avait réveillé une vieille douleur au genou droit (diagnostic personnel : une tendinite) qui me faisait boiter. Je décidai donc de m'arrêter sur une aire de repos, afin de fumer une cigarette et de fignoler mon scénario un peu boiteux lui aussi. Après quelques minutes de réflexion, il m'apparut que le scénario proposait deux dénouements. En fait, une fois à PARIS, ne sachant pas où la trouver, je l'appellerais et très certainement elle me renverrait balader, me traitant de cinglé, ce qui serait encore la meilleure des issues. L'autre dénouement passait par une période de tractation téléphonique tendue qui aboutirait sur un rendez-vous dans un café : elle arriverait excédée, mon allure claudicante, mon odeur en générale et mon haleine en particulier, ma tête abîmée ferait le reste : je serais balayé en deux-temps-trois-mouvements. Non il est clair qu'une fois encore mes aptitudes prémonitoires m'avaient sorti d'une sale situation. Celle-là je ne la vivrais pas, je l'esquiverais. Bien vu.Je repris donc la route du PALINDROME. A BEAUVAIS je pris bien soin de ne pas tomber amoureux. Je sais que ce n'est pas forcément aisé de tomber amoureux quand on conduit une ZX commerciale, qui plus est sous la pluie (pour moi on tombe plus facilement amoureux quand il fait beau, ou quand il fait nuit. Je fais beau la nuit), mais je savais que tomber amoureux à BEAUVAIS ne serait pas une bonne chose pour moi, et je me sentais vulnérable. Prudence donc. J'évoluais en prenant soin de ne croiser aucun regard. Je baissais souvent les yeux, ce qui rendait la conduite périlleuse, d'autant que je n'étais encore jamais venu à BEAUVAIS. La quête du panneau indiquant la direction d'EVREUX (il me semble que c'est la route) fut interminable. Je devais pourtant me débrouiller tout seul. Au bout d'une bonne heure, et après avoir écrasé deux ou trois bestiaux (des gros chats sûrement, ou des petites vieilles peut-être, enfin dans ces gabarits là en tout cas), je finis par entrevoir le panneau tant recherché (un beau panneau vert, je m'en rappelle bien) : EVREUX, ALENÇON. Je me suis alors redressé comme un seul homme (je ne vois d'ailleurs pas comment j'aurais pu faire autrement), fixant comme un dingue, loin devant moi, la nationale tant et tant espérée, appuyant sans relâche sur l'accélérateur. Tout ceci dura quelques secondes (ou quelques minutes je sais pas trop), jusqu'à ce qu'un autre panneau rectangulaire (blanc celui-là) ne m'annonce que BEAUVAIS était rayé de la carte. Bien fait pour leur gueule !

La nationale filait droit, j'avais moi-même une bonne conduite, quand soudain - à la sortie d'un périlleux dépassement de poids-lourd (ça va passer, ça va passer !), mes jambes flageolaient encore - une autre paire de jambes, statiques celles-là, apparut, plantée dans un joli petit parking attenant à la route, sobrement décoré d'une poubelle archi pleine. La paire de jambes n'était pas seule, elle soutenait avec une rare élégance ce que mon esprit perspicace identifia assez vite comme étant le buste, puis la tête d'une prostituée. Je l'ai observée (photographiée même) par le rétro. Elle m'a souri. Longuement. Au bout de quelques secondes (ou quelques minutes je sais pas trop), je repris mes esprits et décidai dans la foulée de faire demi-tour. Vite.

Je n'avais jamais vérifié la petite vertu des prostituées (je vous jure), mais là, dans ma ZX commerciale, je n'ai pourtant pas hésité. Je la rejoindrais, elle me sourirait de nouveau, me prendrait dans ses bras, me chuchoterait qu'elle m'attendait depuis trop longtemps, m'emmènerait sans même me demander d'argent, me… Merde du blé ! Je n'avais que 7 euros en poche et si mon pourtant très réussi scénario de la gratuité ne fonctionnait pas, je connais pas bien les tarifs (je vous jure !), ça ne suffirait pas. Je me mis donc en quête d'un distributeur. C'est comme ça que je me suis retrouvé à NONANCOURT, petit village pittoresque, bien connu pour son distributeur de billets. 30, 40 euros ? Je ne savais pas bien quelle somme retirer (faut-il laisser un pourboire ?). Allez, 40 euros ! Je repartis de façon effrénée vers Mélissa. Ma Mélissa, oubliée sur ce parking, il y a 10 ou 15 ans, par des parents distraits. Mais bon sang comment peut-on laisser une telle déesse sur un parking, comme ça, sans la télé ? Je ne tenais plus, mes mains moites étranglaient le volant, ma jambe tendiniteuse écrasait littéralement la pédale d'accélérateur, mon cœur remettait le jerk au goût du jour. Je n'avais qu'une chose en tête : rejoindre Mélissa. Mélissa qui m'attendait . Ce parcours s'avérait interminable. Enfin, je l'aperçus : elle se tenait là, à une vingtaine de mètres, altière et avenante à la fois, patiente (J'arrive Mélissa, j'arrive !). J'arrivais à bon port, j'avais déjà mis mon clignotant indiquant mon désir d'orienter mon véhicule vers la droite, de sauver Mélissa, quand, juste devant moi, un camion néerlandais dévia de la nationale, s'introduisit sur le parking de l'Ange (mais qu'est-ce qu'il fait ce con ? Il va l'écraser oui, attention Mélissa, attention !), pour s'arrêter à son niveau. Je m'arrêtai moi aussi. Dans le cul du camion. Au bout de quelques secondes, une batte de base-ball, propriété évidente d'un molosse que mon esprit perspicace ne mit pas de temps à identifier comme étant le conducteur du poids-lourd, fit son apparition. Le molosse bramait comme seul un batave sait le faire. Je ne sais si c'est son regard injecté de sang, le fait que j'avais fait espagnol en deuxième langue ou tout simplement ma lâcheté qui me fit agir ainsi ; toujours est-il que je fis une prompte marche arrière, avant de reprendre à " toute berzingue " ma place sur la nationale. Sans sauver Mélissa. J'ai dû rouler ensuite pendant une heure, l'œil collé au rétro (on ne sait jamais), sans pouvoir ôter l'image de Mélissa de mon esprit. A BOURGTHEROULDE, j'éjaculai dans mon pantalon. Le lendemain, comme quoi les choses sont parfois étranges, j'offrais des fleurs à ma mère.

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