"DRUM'N'BASS FOR PAPA" - PLUG
BLUE ANGEL - BLUE PLANET RECORDINGS / 1996.

par Aleph 1

Inutile de dresser un topo sur le drill'n'bass, chacun sait de quoi il retourne. Mais pour les retardataires, petit flash-back :

Début des années 90, l'Angleterre est envahie par la jungle, puis la drum'n'bass, sa variante instrumentale. Le principe de cette musique consiste à prélever une phrase de percussion d'un titre existant (jazz de préférence), et la faire tourner en boucle sur toute la durée du morceau, avec de bonnes grosses basses ronflantes. Voici une musique facile à concevoir, entraînante et répétitive, idéale pour les réceptions de l'Ambassadeur.


Un peu trop simple peut-être, si l'on en croit les expériences de quelques trublions frénétiques ; en 1995 sortent 3 EP majeurs, révélant un nouveau courant, le drill'n'bass (ou abstract drum'n'bass). Cette fois la recette se complique, il s'agit de reprendre les éléments de base de la drum'n'bass, et de les agencer çà et là, avec une volonté de ne pas les répéter systématiquement. Le tout, ensuite compressé, catapulte un breakbeat spasmodique, sorte de base free-jazz dynamitée à grande vitesse. Dans cette catégorie, les trois nominés sont : "Hangable audio bulb" d'Aphex Twin (Warp), "Conumber" de Squarepusher (Spymania) et "Plug ep 1" de Plug (Blue planet).

L'année suivante marque l'explosion du phénomène avec quelques galettes vrombissantes, dont "Feed me weird things" de Squarepusher et "Drum'n'bass for Papa" de Plug. Dans la foulée, Aphex twin et µ-Ziq proposent leurs saltarelles épileptiques : "Richard D. James album" et "Lunatic harness". Ces 4 fantastiques du freestyle digital ont une personnalité individuelle bien distincte. Pour une oreille non exercée, "Drum'n'bass for Papa" emprunte un sillage peut-être plus facilement praticable. Car Luke Vibert (a.k.a. Plug, Wagon Christ) dévoile ici 80 minutes fascinantes, qui relèvent plus d'un voyage initiatique au royaume de l'improbable que d'une simple accumulation de sonorités baroques.

La première édition (anglaise) propose dix plages d'influences infiniment vastes et d'une richesse structurelle peu commune. La technique de composition et les conditions d'enregistrement employées par Vibert se distinguent de celles de Squarepusher (ce dernier pratique la batterie et la basse avec aisance, et préfère échantillonner ses propres improvisations). Le réalisme, la cohérence, l'agencement et la qualité des samples de percussion impressionnent, un jeu de construction limpide et soigné, bien qu'extrêmement complexe. Outre le travail d'orfèvre apporté au rythme, Luke Vibert s'est évertué à camper un décor fantaisiste sur l'ensemble de l'album. Les atmosphères rencontrées projettent l'auditeur à travers différentes époques, vers des contrées familières mais difficilement identifiables.

Autre élément sibyllin, la pochette du disque, exotique et décalée, reprend la photo vieillie d'un magicien d'extrême orient, réalisant un tour d'illusion (il s'agit en fait du grand père de Luke Vibert, illusionniste de son état ; le clin d'oeil explique également le titre de l'album). Elle présente avec humour une musique qui promet mystère et tours de passe-passe, dans un enchevêtrement de styles et de climats.

Dès les premières mesures, l'auditeur bascule dans l'irréel sous les effets sonores d'antiques films d'épouvante ; le jeu de percussion se veut d'abord abstrait, un rien dramatique, puis s'étoffe de roulements de batterie toujours plus pressants, évoluant vers une base drum'n'bass imprévisible, incisive et personnelle ; la caravane rythmique avale une route sinueuse, et virevolte au gré d'évènements évocateurs. Pêle-mêle, l'expédition, menée tambours battants, revêt de nouvelles couleurs : voix éthérées nappées du kitsch hollywoodien, cordes sirupeuses sur accents de Fender Rhodes, relents de Charleston bancal, effets d'oscillateurs fantomatiques, frappe de timbales en cataractes, trompettes enrhumées, orgues hululant (version Korla Pandit), carillons en vrac, tchou-tchou ludiques, vadrouille des réverbes, poursuites en rickshaw (avec tabla, flûte à roseau, sitar et tamboura). En substance, les tribulations d'un percussionniste sur les traces de Philéas Fogg.

Luke Vibert invente pour ce disque un Oudini homme-orchestre, passé maître dans le bidouillage électronique et l'enchaînement de ses illusions. L'habileté des transitions relie les titres entre eux par d'imperceptibles passerelles. L'ensemble s'apprécie sans interruption, comme un mix subtilement exécuté. En dehors de ses talents de sorcier, Vibert possède une culture musicale étendue ; sa collection personnelle, qu'on imagine conséquente, ainsi que celle de ses parents, amateurs de jazz et d'easy listening, ont offert un substrat de choix pour "Drum'n'bass for Papa".
Récemment, l'anglais s'est distingué en réunissant, sur de prestigieux florilèges, quelques expériences sonores uniques, issues de l'illustration musicale des 60ies/70ies. En matière de "library music", les compilations "Nuggets" et "Further Nuggets" dévoilent au grand public la fabuleuse excentricité de musiques initialement conçues pour l'industrie du cinéma, de la radio et de la télévision.

"Drum'n'bass for Papa" demeure à ce jour le meilleur album de Luke Vibert, et sans doute l'un des meilleurs albums de drum'n'bass. Sa richesse est telle, qu'il peut séduire différents publics, de l'énervé du dancefloor, à l'auditeur exigeant, en quête de raffinement.
Le caractère onirique et novateur de cet album a préfiguré des dizaines de réalisations dans le même registre. Cependant, hormis les quelques disques précités en introduction, il faut attendre la cure de jouvence du "Naturalist" (aka Atom™, Rather interesting -1998) et la déferlante Venetian Snares (Planet µ / Hymen -2001/02/03) pour retrouver une telle fraîcheur dans la maîtrise des connexions rythmique et jubilatoire.

Les autres Amon Tobin, Max Tundra, Clifford Gilberto, Jega, Kid606, Jamie Lidell, Funki Porcini, Talvin Singh, Hellfish, Jaga Jazzist, Bogdan Raczynski, bien que talentueux, ne font que prendre le train en marche, avec quelques wagons de retard.

Voici le tracklisting des deux meilleures éditions parues à ce jour (car il en existe une troisième). Ces deux éditions présentent nombre de titres différents, et ce pour des raisons de droits d'auteurs sur les samples utilisés ; le pressage anglais reste le plus intéressant.

PLUG : "Drum'n'bass for Papa" - CD (Blue Angel - Blue Planet recordings / 1996 - UK / Pochette verte).

01- Me & Mr Jones // 02- Drum'n'bass for Papa // 03- Cut // 04- Feelings // 05- I freak techniques 06- The life of the mind // 07- Subtle (in your face) // 08- Delicious // 09- Dbc // 10- Maker of all.

PLUG : "Drum'n'bass for Papa + Plug ep's 1, 2 &3" - 2CD (Nothing records / 1997 - USA / Pochette bleue).

CD1 : 01- Me & Mr Jones // 02- Drum'n'bass for Papa // 03- Cut (1997 remix) // 04- Feelings 05- I freak techniques // 06- Delicious // 07- Dbc // 08- Maker of all // 09- A subtle blend CD2 : 01- 06.07 // 02- 07.44 // 03- 07.10 // 04- 03.41 // 05- Military jazz // 06- Pitch bender 07- cheesy (gigolo mix) // 08- cheesy (amen mix) // 09- Brave lick // 10- Tuf rinse // 11- Versatile.


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