Il est une île loin d’ici, perdue au cœur de l’Océan, une île comme on l’imagine dans ses rêves les plus cathodiques, une île à la végétation luxuriante, aux plages de sable fin, aux poissons multicolores, une île où toutes les races du monde parlent la même langue… un paradis en somme. Mais cette île est loin, très loin, et les vagues qui l’assaillent sont périlleuses, très périlleuses. Que nous importe, me direz-vous, nous sommes au troisième millénaire après Jean-Christophe, à l’époque de l’aéronautique et des télécommunications, la distance n’est plus qu’une vue de l’esprit et les forces de la nature ne font plus que de spectaculaires cartes postales ! Vous avez tout à fait raison, cette île n’a plus la poésie que de ses décalages ho raires et de ses hôtels bétonnés, ses habitants parlent désormais toutes les langues du monde et des seringues exotiques fleurissent un peu partout sur ces plages jadis arides. Mais ce bout de rocher sur l’océan n’a pas toujours été un paradis idéal à la portée de tous : il fût un temps où la vie était rude pour les indigènes qui n’avaient que le soleil pour néon, que les cascades pour chasse d’eau, que la forêt pour centre commercial. Le papier glacé n’existait pas encore, seule la réalité franche et immédiate. En cette période reculée, j’avais un ami sur cette île, un véritable ami, que je ne voyais jamais mais qui m’écrivait souvent. Il vivait avec sa chèvre dans les hauteurs et passait le plus clair de son temps à rêvasser. Dieu sait pourtant s’il en avait des choses &agra ve; raconter, bien plus que moi qui étais pourtant quelqu’un de très occupé, quelqu’un de très affairé et de très sérieux. A la vérité je dois avouer que c’était bien plus souvent lui qui m’écrivait que je ne lui répondais. Et pourtant il était friand de mes lettres venues du continent après avoir affronté moult tempêtes ! Ces lettres dont l’enveloppe cornée et jaunie avait autant à dire que les mots que j’y avais consignés. Après que je lui ai expliqué ce qu’était une boîte aux lettres, il avait trouvé cette formule par laquelle il entamait systématiquement ses courriers : « C’est de la boîte aux lettres que vient le monde ». Et en effet ma boîte aux lettres m’était une fenêtre sur ce monde féerique… Lui n’en avait pas : dans son île, le courrier nous était donné de la main à la main, autour d’un verre de rhum. La lettre n’était pas une simple lettre : avant même d’être le courrier d’un ami, elle était déjà une visite. Dans ce monde clos c’était un religieux qui s’occupait de distribuer le courrier, un certain Saint Expédit.

Envoyé par la Rome Eternelle pour évangéliser les autochtones, il passait sa vie sur les chemins de montagne, à visiter les uns et les autres, colportant les ragots parmi les préceptes divins. Il avait gagné ses galons de saint un jour que le volcan de l’île s’était réveillé : une coulée de lave menaçait de détruire la Vierge au parasol, une statue très populaire parmi les habitants ; Expédit s’interposa et le fleuve de lave détourna son cours pour épargner le saint homme. La moitié de la population de l’île trouva la mort lors de cette éruption, mais les survivants redoublèrent de piété pour ce miracle. Aussi le Saint-Siège y trouva son compte… Depuis, Saint Expédit prîtsoin de ses ouailles et accessoirement de mes lettres. Chez moi, c’était toute une armée d e facteurs qui avaient la charge des lettres qui m’étaient destinées : ils les enregistraient, les triaient, les transportaient à travers tout le pays, les triaient encore pour me les glisser finalement dans ma boîte aux lettres ; toute une armée de nains jaunes au service de notre correspondance, grâce à qui chacune des lettres de ma collection était dûment tamponnée : 4 de mars, 5 de juin, 6 de janvier, 7 qui prend, 8 de novembre, 9 de pluviôse, 10 qui prend, valet qui prend, dame d’avril, sans 29 février… Cela dura des années et des années, pendant lesquelles ses écrits venaient parfumer ma boîte aux lettres. Le temps a passé, Saint Expédit n’est plus, et surtout les bienfaits de la civilisation ont atteint cette île reculée. Mon ami a fait tirer une ligne téléphonique jusqu’à l’arbre qui abrite ses sempiternelle s siestes, si bien que je ne l’appelle plus de peur de le déranger. Un représentant en objets inutiles et indispensables l’a même convaincu d’acheter un cube électronique à brancher sur le réseau planétaire. Alors on ne s’échange plus que des banalités binaires, mais qui ont la brillance de l’émail. Ma boîte aux lettres rouille et sent le renfermé depuis que je n’y jette plus un œil qu’un matin sur deux, et encore, sans grande conviction. Son île ne me semble tout à coup plus si loin et je commence même à me demander si elle existe vraiment ou si ça n’est pas plutôt une blague de mon voisin de palier. Ca me rend un peu parant tout ce progrès ! Je me demande si je ne devrais pas plaquer tout ce fatras pour aller élever des topinambours au soleil… Et puis j’aurais plus de temps pour écrire… J’ai justement un vieil ami dont je n’ai plus de nouvelles depuis longtemps…

TINO
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