DJ ZUKRY, SEUL, FACE AU CORCOVADO

La Bossa Nova est la seule musique capable de faire trembler d’émotion le mur des lamentations ou faire saigner le pacemaker d’Henri Salvador. Et qu’on ne me parle pas des chanteurs larmoyant sur leur propre sort comme la pitoyable Jacques Brel, grand bedais badaud aux épaules trop larges, pleurnichant à chaudes gouttes de sueur sur son pauvre Jeff faut pas t’en faire sur le port à mille temps mon vieux. A Jacques Brel, je préfère son ersatz simiesque : Pierre Bachelet ; l’érotomane funky qui n’hésite pas à pousser la chansonnette dans des salles non chauffées et devant des charognes amorphes. Souvenez-vous de son fameux tube « Les Corons puent » (hymne anarcho-syndicaliste souvent scandé par les quelques nostalgiques du Grand Soir) ! Jel Bracques n’était pas un chanteur mais un pleureur professionnel. Gémissements. Ouin ouin ! Avec moi ça ne prend pas.

La Bossa Nova est une musique subtile, fine, voire pernicieuse avec ses airs de ne pas y toucher. Ecoutez les mélodies imparables d’Antonio Carlos Jobim, la nonchalance émouvante de João Gilberto, la puissance retenue de Maria Creuza, la chaleur apaisante de Vinícius de Moraes, le dandysme nostalgique de Caetano Veloso, le génie guitaristique de Baden Powell. Ah, vos chanteurs peuvent bien s’époumoner, c’est pas parce qu’on gueule qu’on fait vibrer. On n’est pas dans une comédie musicale. On ne force pas le timbre. On ne le lèche pas non plus. La voix arrive quand même à destination. Pas besoin de gros colis de cordes vocales. Les autres chanteurs mugissent. Meuh meuh ! Qu’on leur donne de l’herbe ou qu’on abatte immédiatement le troupeau !


La Bossa Nova, c’est du velours soyeux. Mélodies désespérément joyeuses. Paradoxe troublant du Fado. Berceuse qui ne vous endort pas. La Bossa Nova ampute, avec une lame aiguisée à la Poésie, les bras de Morphée pour retrouver ceux d’Orfeu. Chuchotez ces mots : mon cœur - my heart - meu coração. Le portugais est une langue qui chante naturellement. Quand les premiers envahisseurs Portugais sont arrivés au Brésil il n’y avait que des Indiens et John Wayne s’enfonçait dignement une plume dans le cul en faisant « Wouh Wouh Wouh, I’m a Cow-Boy ! !». Les esclaves noirs sont venus les rejoindre, transportant les aïeux d’un certain Malcom X dont je tais volontairement le nom par respect pour les afro-centristes. De toutes ces dissonances naît la Bossa Nova. L’appellation Bossa Nova signifie littéralement « Nouvelle Vague ». Je ne parle pas de la nôtre qui abreuve encore de jeunes cinéastes français qui se filment le nombril en chuchotant des phrases rohmeriennes. Je n’accepte de me noyer que dans les vagues brésiliennes.

La Bossa Nova est une métisse et une partouzeuse. Le Jazz copule frénétiquement avec le Samba sous le regard amusé de Ravel : le vicieux harmoniste. La Bossa Nova explose en 1958 : Antonio Carlos Jobim en devient l’architecte sonore et Vinícius de Moraes le poète diplomate. Ensemble ils boivent des hectolitres de Whisky et jouent du piano en regardant l’ombre des filles s’évanouir. Et puis il y a un type là-bas, au fond du bar, un Bahian de 27 ans qui pose sa voix à contre-temps, sans doute parce qu’il est en avance. Les journalistes de l’époque, aveuglés comme à l’accoutumée par leur propre ignorance incurable, se moquent de João Gilberto. Il s’en fout et leur dédicace cette chanson délicieusement ironique : Desafinado - désaccordé. Après la sortie du 1er album de João Gilberto, l’Europe tombe sur son vieux séant et se passionne pour ces rythmes « si exotiques, non ? ». Les jazzmen viennent visiter les standards de l’époque. Certains y perdent leur chorus. En France, un certain Sacha Distel fredonne des chansons de Jobim aussi mécaniquement qu’il conduisit son véhicule une nuit embrumée par les vapeurs d’alcool de Chantal Nobel. Arrivent alors les années noires : je convoque ici, à la barre du mauvais goût, les années 70 et son lot de perversions inacceptables. Des artistes brésiliens veulent rajeunir la Bossa Nova ; ils la violent à grands coups de vits essoufflés. Leurs ânonnements rauques de rockers résonnent encore dans le Nordeste.

Le dernier résistant à la médiocrité moderniste s’approche de moi. João Gilberto prend sa voix en bandoulière et caresse les cordes de sa guitare. Ce son si pur qui s’en échappe s’arrête au creux de mes oreilles. Je ferme les yeux. Plus rien ne pourra m’arriver.

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