LE CHAMBOULTOU DES INNOMMÉS

Alain Zannini est le genre de livre qu’un écrivain achève dans un râle d’agonie et que son éditeur publie longtemps après sa mort. Marc-Édouard Nabe a écrit, et publié de son vivant, Je suis mort. Il peut donc se permettre, à quarante-trois ans et pétant de santé, de nous offrir son autobiographie posthume. La mort et la résurrection ne sont-elles pas parmi les thèmes centraux de ce roman de huit cents pages ?

Marc-Édouard Nabe est au bout du rouleau de papyrus sur lequel il écrit sa vie au jour le jour quand, le 7 septembre 2000, il débarque sur l’île de Patmos où saint Jean dicta l’Apocalypse. Comme Long John Silver, il transporte avec lui un coffre au trésor… qui lui est volé quelques jours après son arrivée. Ce trésor, c’était toute sa vie, au sens propre : son journal intime ! Toute la période de septembre 1990 à septembre 2000 qui n’avait pas encore été publiée. L’inspecteur Alain Zannini est sur la piste du voleur. Étrange, ce Zannini… Antipathique comme un reflet. « C’était un type qui n’avait pas d’âge, il n’était pas grand mais pas petit non plus, sans lunettes, sans barbe, sans rien de distinctif, avec certainement un beau “néant” écrit sur sa carte d’identité à l’endroit où on vous demande si vous avez un “signe particulier” ». Pendant que l’enquête piétine, Nabe rumine. Plus les recherches semblent vaines, plus les souvenirs s’amoncellent. Le passé refait surface et cette période avalée par le journal disparu se mêle aux pérégrinations des deux hommes. La différence entre le journal intime et le roman, c’est que le roman est le lieu du mensonge. Nabe est tellement menteur que je le soupçonne de dire la vérité dans son roman.

Dans les volumes déjà publiés du Journal, l’index est impressionnant. Le moindre prénom, cité une seule fois en passant, s’y retrouve accolé à son patronyme, ôtant tout espoir d’anonymat à son propriétaire. Il n’y a pas un nom, pas un lieu, pas un titre de livre, de film, d’émission de télé, pas même un pseudonyme qui ne soit automatiquement indexé — autant dire montré du doigt, jeté aux lions… ou porté aux nues. Pas étonnant que Nabe perde tous ses amis, un par un : on ne pardonne jamais à celui qui nous aime. Dans Alain Zannini, c’est la même chose sauf que c’est le contraire : il n’y a plus de nom, il n’y a plus que des prénoms. Au lecteur de deviner, de fouiller dans sa mémoire pour retrouver les clés. À la recherche du nom perdu : Obalk, Tell, Baer, Besson, Hottiaux, Ravier, Gatard, Bertrand, Savary, Bastien, Zagdanski, Sollers, Taddeï… À quels prénoms renvoient ces noms ? À vous de jouer : c’est la tombola des anonymes illustres, le chamboultou des innommés !

L’Apocalypse, c’est la madeleine de Nabe. Plus il s’imprègne des sentences johanniques, plus il pénètre dans ses souvenirs, les remue, les retourne, les dissèque sans fin. Et plus il s’enfonce dans la forêt de sa mémoire, plus il parvient à interpréter les prophéties de saint Jean, à épouser la pensée de l’évangéliste.

J’entends déjà les critiques ricaner et baver leurs sempiternels refrains sur le narcissisme exacerbé de l’auteur, sur son irrécupérable mégalomanie : le pope qui a volé le journal s’est emparé aussi de trois autres reliques : un os de saint Jean, une pierre du temple d’Artémis d’Éphèse et un extrait de L’Évangile . Parmi tous ces objets, un seul avait suffisamment de valeur pour qu’on veuille le dérober : le Journal, bien sûr, puisque les autres trésors sont des faux. Encore une fois, critiqueront les critiques, Nabe se jette des fleurs (lui qui en est si loin), il prend son œuvre pour un trésor ! Et alors ? Tout le roman tourne autour de ce journal que Nabe décide finalement de détruire après l’avoir cherché pendant huit cents pages. Tous les lecteurs qui attendaient le tome 5, le tome 6, etc., se demandent forcément si c’est une fiction ou si Nabe a réellement choisi d’arrêter la publication de son journal. Si c’est le cas, on verra la gueule que feront tous ceux qui, à chaque publication, se ruaien t sur l’index monumental pour voir s’ils étaient cités, et pour reprocher ensuite à Nabe d’avoir écrit la vérité.

Les reproches vont changer, maintenant : « Salaud, Nabe ! Fumier ! Depuis dix ans nous vivions ta vie, par procuration, rencontrant Sam Woodyard et Miles Davis, Lucette Destouches et Spaggiari ! Nous avons frappé aux portes de tous les éditeurs avec toi, nous avons attendu la naissance de ton fils avec toi !… Si tu nous lâches, il ne nous restera plus que nos petites vies minables. C’est ça que tu veux, ordure ? »

À la fin du roman, Marc-Édouard Nabe et Alain Zannini ne font plus qu’un, c’est le policier qui rentre à Paris sous l’identité de l’écrivain et l’écrivain qui choisit de rester à Patmos avec le chien Œdipe. L’histoire finit sur une menace : Nabe qui a toujours méprisé le roman se met à conseiller à celui qui va prendre sa place d’écrire de la fiction, et les derniers mots du livre résonnent comme un glas : « Je m’appelle Alain Zannini. J’ai longtemps écrit sous un autre nom. Ça ne pouvait finir que comme ça. »

Zanninabe, l’abonné des suicides télévisés et autres petites morts littéraires ressuscitera-t-il cette fois-ci ?

On ne revit qu’une fois…

HALF

Alain Zannini, Editions du Rocher, 800 p. 22 €.

Conçu à New York et né à Marseille le 27 décembre 1958 de père trop bien connu, Alain Zannini, non content d’avoir été élu « seul dessinateur puceau d’Hara-Kiri » par Reiser, entre en littérature en 1985. Son premier ouvrage, Au régal des vermines, lui attire les foudres de la critique et la droite de Georges-Marc Benamou. Afin d’éviter l’opprobre à sa famille, il a pris soin de se rebaptiser Marc-Édouard Nabe. Mais comme il n’en est pas à une contradiction près, il s’empresse de publier son Journal intime, œuvre immense, bourrée de références et de rencontres, dans laquelle il ne cache rien de ses origines, de ses amitiés et de ses haines. Grand amateur de Louis-Ferdinand Céline et de Léon Bloy, il parvient même à se faire des ennemis parmi les céliniens en publiant Lucette, roman dans lequel la veuve de Céline vit une grande passion avec l’acteur Jean-François Stévenin. Trop mystique pour les croyants, trop burlesque pour les comiques, trop impoli pour être malhonnête, Nabe a écrit vingt-quatre livres en dix-sept ans. Ex-ami de Jean-Édern Hallier, d’Albert Algoud et de Stéphane Zagdanski, il semble éprouver beaucoup de plaisir à se faire lâcher par ses semblables.

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