GRABUGE - DJ ZUKRY



J'aime les bars à grabuge. Qu'il y ait de la casse et des ennuis, de la crasse et du joli, de la classe et du vomi. Un type louche aux sourcils piercés, treillis de combat et problème cutané, avec pour seule médaille militaire une solide cicatrice au niveau du front, finit son grog au viandox. J'aime les alcools qui rendent con, aimable comme une porte de prison, chaleureux comme un maton. Qu'est-ce que tu me sers patron ? La main, me répond-il. Les patrons font les malins. Il se trouve toujours deux-trois clients pour rire de leurs plaisanteries. Ceux-là aimeraient bien ne pas payer leurs demis, et, éventuellement, culbuter la gamine du patron dans la chambre du dessus, tout juste 16 ans mais un cul bien rond. " Ta bière, j'y colle du citron ? ". Les femmes fixent leur verre pendant des heures en se demandant ce qu'elles foutent là, tous les soirs, après le turbin. Qu'est-ce qui peut bien les attirer dans ce rade cramoisi, bondé de célibataires libidineux, de veufs vicieux, d'aristocrates sans manière, de langues de belle-mère ? Tous les samedis on danse le tango, le rock et le disco. On improvise des concours de slows acrobatiques, chacun y va de sa petite technique. Les femmes tourbillonnent, des confettis dans les cheveux, des regrets à peine voilés, de l'espoir pour toute l'année. Au bout d'une heure elles s'abandonnent à celui qui se trémousse le mieux, un ancien beau, ténébreux façon hidalgo. J'aime l'odeur des frites et des querelles à cinq heures du matin. J'aime le grabuge, que ça remue dans les brancards. J'aime les effluves de déodorant bon marché, le stick qu'on se met sous les bras pour sentir bon toute la nuit : l'odeur du sportif. C'est ce qu'on se dit. Ça pue. Le patron file dans la cave pour dégotter une vieille bouteille de Château Lafitte 1959. Bébert, 46 ans, vient d'avoir son permis de conduire. Dehors, les platanes tremblent déjà. A côté de l'abat-jour, une tablée de vieux, une tablée de neuf. Dans ces moments-là je me sens devenir poète, même plus besoin de compter les pieds. Je les glisse sous la table, j'accroche le talon aiguille d'une pute à la peau flétrie qui claque son fric dans le Whisky. Je m'assois sur le tabouret à côté du zinc. Je lis un article du Monde sur Alain Minc. Ça polémique, discutaille ferme, et personne pour clore le débat. Je lis les pages obsèques : ça me détend. Deux joueurs de fléchette font du grabuge, l'un de Touraine et l'autre de Bruges : " Je te dis que t'as triché, pourquoi que tu comptes mal les points ? ". La France qui a peur, ce n'est certainement pas la France des joueurs. Là-bas, dans le fond, ça cause politique. Qui qu'est à gauche ? Qui qu'est à droite ? Un anarchiste espagnol se cure le nez. C'est le signe que le patron attendait pour sortir le chorizo. Et, seul sur son tabouret, dans ma direction, je reconnais un grantécrivain. Il se gargarise de bons mots, de proses épiques et de vieux rots, comme autant de ponctuations à ces phrases alambiquées. " Ho, ça suffit l'artiste ! Tu nous gonfles avec tes chinoiseries. Reprends un verre. Fais-nous pas ton Hugo ! Nous ont fait suffisamment chier avec son centenaire ". Le clebs du patron file de table en table, de caresses en os, de sucres en coups de pieds à l'arrière-train. " Pourquoi qu'il aboie ton maudit chien ? ". On glose sur le règne animal, sur la fidélité de la race canine. " Moi, ma femme, tu sais, c'était une chienne hein, et ben elle s'est quand même barrée ". On se souvient que l'homme descend du singe, et la bière du gosier. On s'extasie devant les progrès de la science, mais on déplore qu'aucun chercheur ne se soit penché sur le mal du siècle : la cirrhose. Une indienne entre : la vendeuse de roses. " J'ai plus que deux euros, et personne à qui l'offrir ta rose, mon petit lapin ". Au passage, coup d'œil sur ses gros seins. Joli petit lot à qui personne ne parle. On fume cigarette sur cigarette, l'heure de fermeture approche, le cendrier devient mélancolique. Ça jase, ça swingue, ça claque des doigts à contre-temps, ça se souvient que la mort est en suspens. Tout le monde est en symbiose, la coiffeuse enlève sa culotte, enfin ça ose ! Les langues se sont déliées, les ennemis se mêlent aux alliés, tout le monde s'embrasse, se congratule, et les pédés, contre le flipper, s'enculent. J'aime le silence et le bruit, la jactance et l'insomnie, les tempêtes dans un verre de Porto, les naufrages dans un bistrot. De dehors tout ce vacarme ressemble aux sentiments : ces vérités qu'on se dit en se mentant. On fait toujours les malins, c'est bien pour ça qu'on est des humains. Moi on me dit que je suis cynique, que je passe ma vie à jouer les faux-fuyants. Le grabuge c'est mon Amérique, et l'alcool mon continent. Je pars avant la fermeture, je jette un dernier regard à la dérobée. Je m'enfuis, pour de la vraie.

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