DJ ZUKRY : " MONSIEUR BESNARD "
(LE PALINDROME - AOUT 2003)

D'habitude le meurtre est tellement raté que les flics se dépêchent d'intervenir sur les lieux du délit, dans la seconde qui suit. Ils le sentent bien quand quelque chose ne s'est pas passée correctement, quand le crime est foireux mais...

...en ce qui me regarde, je n'ai encore vu personne dans les parages. Les flics ont oublié de passer. Il y a des affaires plus importantes à régler : des attentats immondes, des viols terribles, des cadavres qui croupissent à chaque coin de rue, des parricides au sein de familles anodines, des assassins potentiels qui se cachent, tapis dans l'ombre, le couteau entre les dents, le regard empli de haine.

Ça commence à sentir le macchabée à côté de chez moi. J'ai l'odorat fin. L'appartement d'en face était occupé par un vieux. Il regardait la télé de l'aube au crépuscule, descendait les poubelles une fois par semaine, allait chercher son courrier en chaussons et faisait ses courses en postiche : une perruque rousse très originale ; il se donnait des airs de diva. Monsieur Joseph Besnard. Quel âge avait-il ? Au dessus de 50 ans les années comptent double. J'ai bien l'impression que nul ne s'est rendu compte qu'il est crevé le décrépit ; il ne connaissait strictement personne dans l'immeuble, et comme l'immeuble c'était sa vie… Il préparait ses repas avec les restes qu'il trouvait dans le local à ordures. Je lui laissais des morceaux de pain, exprès, mais les pigeons lui piquaient sa part ; il n' était pas bien réactif, manquait de vivacité. De loin il ressemblait à un fromage, bien croulant, du genre qui déborde de l'emballage. Quand je m'ennuyais, parce que j'avais oublié d'acheter des bouteilles d'alcool, je l'épiais par le trou de la serrure, sans vraiment savoir pourquoi ; disons qu'il m'intriguait. Il lui manquait un bras, on aurait dit Blaise Cendrars. Une diva rousse manchot, voilà pour le portrait de Monsieur Besnard.

Profitant de son absence (il fait ses courses au supermarché du coin), je rentre chez lui, pour me faire une idée, comprendre où vit le manchot. Ça pue la vaisselle pas faite depuis au moins 3 semaines, à vue de nez. Il n'est pas franchement très soigneux. Quel fatras partout ! Ce qui me frappe immédiatement, ce sont les monticules de bouquins, partout, pas un espace inoccupé. Il doit sacrément aimer la littérature le vioc. Je prends un livre, au hasard ma seule chance. Paul Morand : Ouvert la nuit. Page 56 et 57, une tâche de café. Une phrase page 7 est soulignée : " J'ai écrit mes premières nouvelles pour frapper un coup, non pas en littérature, mais dans le siècle. C'était ma façon d'annoncer aux gens que des signes étaient en train d'apparaître dans leur ciel ". Un bureau dans une pièce annexe, très sombre, m'attire immédiatement. Je n'y vois absolument rien. Je marche à l'oreille, je tâtonne dans les ténèbres. Résultat : je rencontre une chaise. Je trouve l'interrupteur d'une lampe de chevet alors que je me masse le genou gauche. Des papiers partout, et tellement de livres qu'il me faudrait plus d'une vie pour tous les lire, et plus de 10 pages pour vous en faire l'inventaire. Des drôles de titres surtout : Le désespéré, La France contre les robots, L'école des cadavres, Travelingue, L'homme couvert de femmes, Le culte du moi, Histoire égoïste, Trois filles de leur mère, Le travail et l'usure. Il doit avoir des histoires à raconter, des souvenirs auxquels il manque juste une oreille, là, pour tout écouter, pour tout retenir, et puis des mains surtout, pour tout noter, pour éviter le gâchis d'une vie qui n'aurait servi à rien, à personne. L'admirable ce sont les dédicaces au début des romans, aucun doute ; il fréquentait les lettrés mon décati : " A mon fidèle lecteur, Joseph Besnard, en souvenir de ce merveilleux séjour à Brest. Jean Genet ". L'impression malsaine d'avoir violé le vieux me donne la nausée, me serre la gorge. Evoluer là, dans son intimité, dans la chair de ses souvenirs, j'en deviens malade, moi si peu scrupuleux. Tout éteindre, remettre tout en désordre, à l'identique, et fuir le plus rapidement possible, c'est ce que je m'apprête à faire lorsque je vois, posé par terre, un paquet de feuilles, et une écriture en pattes de mouches collées dessus, des signes que Champollion lui-même ne déchiffrerait pas. Je m'accroche aux mots, je dévore une page, deux pages, trois pages, quatre pages. Merde, j'entends des pas gluants, le son dément de la charentaise à la vitesse du gastéropode. Mon bon vieillard grimpe les escaliers, bavant sur la rambarde. Pris de panique je transpire. Mon cœur résonne jusque dans mes oreilles. Pas le temps de finir le manuscrit. D'abord sauver ma peau. Tout éteindre. Aïe ! Retour douloureux sur cette diabolique chaise. Ne pas crier, ne pas gémir. Chut ! Prendre le large. Boum ! Je me rétame la gueule : glissade sur papyrus. Le papi pas rapide ouvre la porte. Moi, au sol, tremblant et froussard. Lui, debout, courbé, armé sans doute. Il me scrute, minutieusement. Je ne veux pas mourir tué par un ancêtre. Je me relève, digne, comme si la situation était parfaitement normale. Je prends ma pose blasée. Je le pousse sans trop y croire. Il s'écroule bêtement. Je l'étouffe avec son manuscrit, le journal intime qu'il tenait depuis 1952. Il bouge un peu, puis silence. Il est mort doucettement ; il avait jamais l'air pressé. Mon palpitant ne tient plus la mesure. Je ferme sa porte et rentre chez moi. Rien ne s'est vraiment passé. L'aïeul souffrait, c'est sûr, c'était ça ou un cancer de la prostate. Au fond, je l'ai sauvé ce type. Bien penser à répéter cela au juge d'instruction. Voilà ce qu'il me reste à faire : protéger les vieux de la mort en leur brisant les os, leur épargner les maisons de retraite et les odeurs de pisse. Je suis le bon samaritain des seniors, l'Abbé Pierre des octogénaires. Je deviendrai leur douce agonie : le corps médical fera des économies de morphine. Oui, vraiment, j'ai bien fait. Je pose un disque d'Antonio Carlos Jobim sur ma platine, les cordes en la mineur me soulèvent le cœur. Je vide d'un trait un verre de rosé. Dans la salle de bains je me lave les mains en me fixant dans le miroir. Je n'arrive pas à m'en vouloir. Non, vraiment, j'ai bien fait.

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