La torture en Turquie

Reportage


C'est à se demander ce que je suis venu foutre là, dans la vapeur... un dimanche dans la vapeur... Je viens de quitter mes vêtements, une serviette rouge à carreaux serrée autour de ma taille, mon petit ventre blanc d'occidental maigrichon déjà inondé de sueur saillant au-dessus du tissu un peu rêche comme une piqûre de moustique sur un bras de jeune fille. C'est mon propre jus qui niagarate depuis mon front jusque dans mes yeux, irritant mes paupières… Qu'est-ce que je fous là ?... Si je suis venu à Istanbul, est-ce vraiment pour me retrouver dans une étuve, le cul sur une pierre brûlante, dérapant à moitié sur ma sueur et celle des autres - tous ces gens couchés là, ou assis, toutes ces chairs flasques exposées comme des harengs du Bosphore, et ces regards inquiétants que je devine dirigés vers mon bas-ventre...

D'accord, voyager c'est faire des expériences, d'accord l'architecte de ce hammam n'est autre que Mimar Sinan, à qui l'on doit tant de mosquées impériales somptueuses... Mais est-ce suffisant pour que je me retrouve là, à perdre des litres d'eau sur une immense table de marbre ? Plus rien d'étanche en moi, même mon sang semble suer. Nous sommes tous là, liquides et nus, à nous mouvoir lentement pour ne pas glisser sur le jus des autres. Nous ne faisons qu'une sudation, immense, nous sommes tous des frères de sueur.

J'ai payé pour un massage. En attendant le moustachu qui doit s'occuper de moi, je peux observer le travail d'autres moustachus sur leurs clients. Le Turc est moustachu comme l'Américain mange du chewing-gum, comme le Chinois a les yeux bridés. Ils aiment jouer sur l'intimidation, pour le folklore sans doute. L'un d'eux enfile son gant de crin avec une lenteur de chirurgien et frappe fort dans ses mains, comme un rugbyman néo-zélandais. Le massage qui suit paraît plus doux, à proportion. Pourtant, aucun de mes compagnons de misère ne semble prêt à partir au feu. Lorsqu'un masseur appelle le client suivant, l'un d'eux, dans un grand geste chevaleresque du doigt, désigne son voisin pour qu'il aille se faire marteler le gras à sa place. Au bout d'une bonne demi-heure de ruissellement, j'étais plutôt impatient de voir surgir mon bourreau… Beaucoup de héros ne le deviennent que par lassitude. Ça tombe bien, voilà mon moustachu qui me fait signe avec un petit sourire pervers. Il me serre la main, comme un lutteur avant un combat, et tente une approche : " Where are you from ? England ? " Il m'allonge entre d'autres victimes plus ou moins consentantes. Entre-temps je me suis rendu compte que ma serviette était trempée et collée à mes petites miches de souriceau. Heureusement que je n'ai jamais eu beaucoup d'orgueil mâle...

Il ne me fait pas le coup de la baffe dans le gant de crin, se contentant de me rapprocher du bord de la pierre en me faisant glisser sur l'eau du corps des autres. Il me frotte pour commencer. J'ai un peu l'impression de me faire caresser par un porc-épic, mais ça reste supportable. Il va chercher le baquet d'eau. J'ai vu la chose se faire avec d'autres masseurs tout à l'heure, je ferme les yeux et splaf !, un bon litre d'eau tiède vient me fouetter comme un phoque sur la banquise. Il me fait asseoir, me nettoie les bras en me montrant d'un petit air rieur les dépôts de crasse et les peaux mortes que son gant parvient à décoller de mon corps, comme s'il voulait me donner une leçon, ce con-là. Et je m'allonge sur le ventre, la serviette n'est plus qu'une loque gluante qui fait ceinture, il ne manquerait plus que tout le monde reluque ma petite bite... On ne me la fait plus, maintenant : après le nettoyage j'attends le baquet d'eau suivant en fermant les yeux... et rien ne vient. Étrange... Et voilà que mon moustachu s'acharne sur mon dos, qu'il tord et fait craquer, mes épaules, mes omoplates, et voilà qu'il descend jusqu'à mes mollets - et là j'avoue qu'une sorte de cri lamentable sort de ma gorge, un embryon de cri, un couac piteux, rien. Quand on souffre, il n'y a rien à dire. Il me retourne, s'en prend à mon ventre, mon petit ventre rond tout neuf, acquis après des années de rachitisme ! Il le malaxe dans tous les sens, lui fait prendre des aspects que je ne lui aurais jamais imaginé, l'aplatit, le pousse à droite, le soulève à gauche, en place une partie à droite et l'autre à gauche... Il veut me tuer ! Les jambes, de nouveau. Il passe mes tibias au peigne fin, pas un endroit sur lequel il n'appuie pas, fort comme un Turc, comme s'il voulait encastrer mes jambes dans la pierre, comme s'il voulait les broyer, les écraser comme on effrite des mottes de terre... J'ouvre une bouche ronde sans pouvoir glapir, je dois avoir l'air d'un poisson rouge. " Good ? " il me fait, en lâchant mes guibolles. C'est drôle, depuis un moment je lui trouve un air de ressemblance avec Klaus Barbie. Il fait alors passer sur mon corps une sorte de filet rempli de mousse, enfin un peu de légèreté, de bulles... Ça ne dure pas. Il me fait lever, m'amène dans une petite encoignure pour me finir discrètement. Je m'assois de nouveau. Ma serviette ne peut plus rien pour moi, et j'ai perdu toute dignité. J'ai droit au shampooing tout d'abord, puis au rinçage à grandes eaux, flaf !, sur la nuque. Pas le temps de savoir si le premier seau était rempli d'eau brûlante, en voilà un deuxième, schiaff !, plus tiède, moins violent. " Good ? " me demande Klaus. " Good ! " réponds-je. Et splaf !, de l'eau glaciale pour achever les blessés !

Il m'aide à me relever, me tend la main comme un lutteur après un combat et me montre la sortie en souriant de toutes ses moustaches. Me voilà donc nettoyé, récuré, essoré, rincé, propre. Je me sens aussi bien que si je venais de sortir du tambour d'une machine à laver. D'autres personnes aux torses nus, que je prends d'abord pour d'autres bourreaux, m'entourent la taille et me couvrent le dos de serviettes sèches. Ainsi accoutré je remonte vers ma cabine et, en ouvrant la porte, voyant ma tronche de chat mouillé dans la glace, une sorte de fou rire me prend, impossible de me sécher tellement je m'esclaffe, même habillé j'hilarise, rompu, brisé, mais plié en quatre. Quelle tête ! C'est trop drôle !... Je devrais faire ça plus souvent.

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